Hacker sa vie professionnelle – Suis-je légitime pour prendre ou occuper cette place ?

Je ne suis pas légitime.

Je ne me sens pas légitime.

Cette déclaration, je l’entends souvent au cours de mes accompagnements, quand il s’agit de se projeter sur de nouvelles perspectives professionnelles. Je l’entends aussi de la part d’ami(e)s aux responsabilités élargies : management d’équipe, pilotage de grands projets, direction de service, etc.

La question de la légitimité nous préoccupe collectivement. Hélène Hatzfeld1 a d’ailleurs démontré que ce terme a connu un essor important en 20 ans. En effet, l’usage du mot « légitimité » dans le journal Le Monde, par an, a été multiplié par 2.3 entre 1987 et 2009 (de 254 à 587, p.31). Les thématiques de revendication ou de contestation de la légitimité sont plurielles : décisions internationales, hommes et femmes politiques, éthique, productions artistiques, sport/sportifs, etc.
Certains2 l’expliquent par une remise en cause de critères de légitimité jusqu’alors bien installés.

Pourquoi se sentir légitime est si important pour nous ? Parce que forts de ce sentiment, nous nous déployons professionnellement, et faisons preuve de plus d’audace.
Cela veut dire quoi être légitime ? C’est quand mes actes (ou plutôt compétences) et mes paroles sont en adéquation avec les règles et les normes de nos communautés de pratiques et que celles-ci le reconnaissent.
Mais pour ce faire, je dois acquérir les bonnes compétences. Et donc, accepter l’inconfort du temps de légitimation, qui ne connaît, en réalité, aucune fin !

Je vous détaille tout cela dans cet article. Bonne lecture !

1/ De quel droit j’agis et je parle ?


Chacun d’entre nous a sa propre définition de la légitimité. Nous l’associons volontiers aux lois et à la justice.
Dans le champ professionnel, nous l’évoquons souvent pour questionner ceux qui nous dirigent.
D’ailleurs, le concept de légitimité trouve sa source dans les questionnements sur le pouvoir (notamment politique). Aujourd’hui, il s’étend au-delà. Et ce sont nos actes et nos paroles qui sont mises à l’épreuve.

A. Légitimer pour accepter la domination

Exercer un pouvoir sur autrui, c’est pousser l’autre à agir dans le sens que nous voulons ET dans lequel il ne serait pas allé sans notre intervention.
Le pouvoir est souvent abordé selon la dichotomie dominant / dominé. Généralement, il est justifié par des intérêts et des objectifs partagés et acceptés par les dominés (de gré ou de force…).

La légitimité est ce qui permet aux peuples et aux individus d’accepter, sans contrainte excessive, l’autorité d’une institution, personnifiée par des hommes et considérée comme porteuse de valeurs partagées.

Amin Maalouf (2009)2

Pour Max Weber, dont le sujet de prédilection est la domination (dans une perspective politique), les dominants ont la chance de bénéficier de l’obéissance des dominés, pour faire appliquer leurs choix.
Selon lui, un dominé légitime le pouvoir du dominant selon trois idéaux types de croyance (un ou plusieurs cumulés) :

  • La domination traditionnelle : « cela a toujours existé« . Si j’étends cela au domaine professionnel, certaines entreprises favorisent, culturellement, certains profils aux postes de direction. Aussi, si nous possédons un profil différent, la question de notre légitimité se pose.
  • La domination charismatique : la personne bénéficie d’un charisme, d’une expérience exceptionnelle, de compétences hors normes qui justifient sa domination. Il est évident que cette forme de domination a un côté très subjectif.
  • La domination rationnelle : le dominé croit aux lois, aux règles institutionnelles et aux entités et individus en charge de les faire respecter. C’est le cas quand nous nous conformons aux lois de notre pays, par exemple. Si je tente de projeter cela au monde professionnel, nous reconnaissons la légitimité d’un manager parce qu’il est arrivé là selon des règles que nous respectons (ex : expérience terrain significative, et/ou process de recrutement équitable, et/ou formation).

B. Les actes et les paroles : nos médias de légitimation

De nos jours, la légitimité s’étend à d’autres champs que celui du pouvoir politique : travail, sport, arts, vie citoyenne, etc.
De plus, nous évoquons la légitimité de différents « sujets » : des collectifs de personnes, des individus, des organisations, des institutions, des domaines d’activités, etc.

Dans les exemples précédents, vous constatez qu’accorder de la légitimité au pouvoir d’autrui relève d’une évaluation de la part des dominés.

Nous procédons de la même manière lorsque nous cherchons à accorder, ou non, de la légitimité à autrui, quel que soit le champ. Nous lui accordons une certaine valeur. Mais qu’évaluons-nous ?
Les actes et les paroles ! En effet, nos actes et nos paroles sont les moyens par lesquels nous nous montrons aux autres.

L’acte et la parole sont en effet, selon Hannah Arendt, ce par quoi l’homme se manifeste, révèle qui il est, en tant qu’être humain semblable aux autres et dans sa singularité : « C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain » (p.232)3.

Hatzfeld (2014)4, p. 31

Nos actes et nos paroles sont donc les deux grands objets que nous évaluons lorsque nous analysons notre propre légitimité ou celle d’autrui.

Oui, mais en référence à quoi ?

C. Au nom de quoi ?

Dans son acception la plus évidente, être légitime c’est être capable de répondre de façon satisfaisante à quiconque pose la question : de quel droit agissez-vous ?

Laufer et Ramanantsoa (1982)5, p. 21

Notre amie l’Académie Française définit la légitimité de la façon suivante : « caractère de ce qui est fondé en droit ou de ce qui est conforme à l’équité, à la raison, aux règles établies, à la tradition »6.
Cette définition met en évidence que la légitimité s’appréhende selon différentes lois.

D’abord, les lois qui régissent la société, qui relèvent du droit, de la légalité. On appelle cela la loi positive. Mais il y a aussi, et surtout, la loi naturelle (ou droit naturel). La loi naturelle englobe les normes et les valeurs sociales et culturelles, souvent tacites et inconscientes, perçues comme « justes » par le groupe social qui les définit. Enfin, il y a, pour certains, les lois divines.

La littérature s’accorde à dire que la légitimité revêt une dimension supérieure à la simple question de la légalité. De fait, on peut juger une chose (un acte, une parole, un métier, un positionnement, etc.) légale, sans pour autant la percevoir comme légitime.
Par exemple, une personne est nommée à un poste après un process de recrutement équitable, alors qu’elle a généré, par le passé, de nombreux conflits avec des salariés. La procédure est légale, mais sa nomination ne paraît pas juste au regard des faits reprochés.

D. Et donc, en résumé ?

Ainsi, lorsque j’accorde de la légitimité à autrui, sur un champ donné, c’est que je donne du sens à ses actes et à ses paroles, selon des règles et des critères plus ou moins formels, qui relèvent du groupe auquel j’appartiens. Du groupe ou de la communauté de pratiques (Mohib et Sonntag, 2004)7.

Ainsi, l’existence d’une légitimité suppose des « représentations partagées quant à la façon de décrire les actions et quant à la façon de juger leur bienfondé » (Laufer et Burlaud, 1997, p 1756)8.

Demaret (2014)9, p.69

Et si je ne me sens pas légitime professionnellement, c’est que j’ai le sentiment que mes actes et mes paroles ne répondent pas aux critères et aux règles de la communauté de pratiques à laquelle je me réfère.

2/ La légitimité professionnelle


A. Une affaire de compétences…

Nous nous sentons légitimes quand nos actions et nos paroles sont jugées en adéquation avec les règles établies par notre communauté de pratiques.
Je constate qu’il y a aussi, pour certain(e)s d’entre nous, le besoin d’être en adéquation avec nos propres règles, pour nous sentir légitimes. Or, souvent, nos règles sont plus nombreuses et plus exigeantes que celles de notre communauté de pratiques :).

Dans le monde professionnel, ce sont surtout les compétences qui comptent. Nous agissons conformément aux règles générales de notre profession ou de notre statut (ex : manager), alors nous sommes reconnus comme compétents.
A ce stade, nous pouvons poser l’hypothèse que le sentiment d’illégitimité, au démarrage d’un nouveau métier ou d’une nouvelle fonction, est plus que naturel. Les compétences s’acquièrent par l’expérience. Aussi, la légitimité se construit (je reviendrai sur ce point plus tard). Et il n’y a pas d’autre choix que d’accepter l’inconfort de ce temps de transition, de ce temps de légitimation !

Nota : au-delà des compétences, il y aussi la légitimité de notre métier ou de notre fonction. Dans ce cadre, les autres peuvent s’interroger sur l’utilité de ces derniers, de leur valeur ajoutée. Par exemple, au sein d’une organisation, la légitimité des métiers de contrôle (ex : contrôle de gestion, qualité) ou de conseil est souvent questionnée.

B. … reconnues par la communauté de pratiques

Haud Guéguen (2014)10 a étudié le lien entre sentiment de légitimité et reconnaissance.
Prenant appui sur la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, elle démontre que la reconnaissance joue un rôle majeur dans le sentiment de légitimité car elle aide à « développer un rapport à soi positif, lequel se trouve empêché par les situations de mépris et de dénigrement » (p.72). Aussi, lorsque nous ne bénéficions d’aucune marque de reconnaissance de nos compétences, voire des critiques, nous pouvons nous sentir illégitimes.

Comment s’exprime concrètement cette reconnaissance de légitimité ? Demaret (2014)9 identifie plusieurs marques, comme l’acceptation par autrui d’un conseil/ ou d’une délégation d’une mission. Pour elle, la forme « la plus aboutie » (p.76) est l’acceptation, par autrui, d’un ordre que nous pourrions lui donner.

C. Une évaluation multiple qui mérite un regard critique

Ainsi, au-delà de la légitimité que nous sommes en droit de nous accorder, c’est surtout par l’évaluation de nos compétences par les autres, que notre sentiment de légitimité se trouve renforcé ou diminué.
Je voudrais insister sur un point : il est, à mon sens, fondamental de garder de la hauteur les évaluations sur les évaluations de légitimité que nous recevons.

Prenons un exemple. Lorsque vous êtes en posture de management, vous faites face à plusieurs communautés, dont celles des managers et des collaborateurs. Il est fort possible, qu’en cas de tensions avec l’un(e) de vos collaborateurs, il ou elle remette en cause vos compétences de manager. Votre légitimité peut être altérée. Néanmoins, ces tensions sont peut-être nées de décisions que vous avez prises. Peut-être même qu’ils évaluent de façon très positive votre capacité à décider dans un tel contexte. Aussi, pour eux, vous restez légitime.
Notre légitimité dépend donc de plusieurs typologies d’évaluateurs, donc de plusieurs « lois », comme nous l’avons vu précédemment. Elle n’est pas aussi binaire que nous le pensons.

Enfin, je conclurai cette partie avec un questionnement : nos évaluateurs (y compris nous-mêmes) ont-ils toujours la légitimité de nous évaluer ? Ou formulé autrement : auprès de qui, de quelle(s) communauté(s) de pratiques précisément, avons-nous envie de nous sentir légitimes ?
Est-ce pertinent ?

Conclusion : en légitimation perpétuelle

Je voudrais finir en vous partageant une prise de conscience que j’ai eue en travaillant sur cet article.

La légitimité n’est jamais acquise éternellement, comme nous le rappelle Hatzfeld (2014)4.

La légitimité est souvent considérée comme un état propre à certains individus, conféré par une origine sociale, des diplômes, un don particulier, une élection … (…). L’idée qu’il y aurait un temps pour la légitimation – requérant une durée et la mise en œuvre de certains préalables –, puis une légitimité relativement durable, ne correspond guère aux réalités observées : les individus et organisations en situation de pouvoir, les institutions apparemment les mieux assises, les professions les mieux établies sont aussi, en grand nombre, « en quête de légitimité », manifestent l’incapacité de donner un sens continu à une légitimité historiquement acquise.

Hatzfeld (2014)4, p. 32

Nous sommes en légitimation permanente, parce que rien n’est permanent ! Les normes et les règles évoluent, et nous devons continuellement nous adapter et actualiser nos compétences.

Alors si vous hésitez à vous lancer dans de nouvelles perspectives professionnelles, rappelez-vous que la légitimité se construit.
Si vous êtes en poste, et que vous ne vous sentez pas légitimes, demandez-vous d’où vient cette croyance. Est-ce parce que vos pairs ne vous reconnaissent pas comme vous le voudriez ? Est-ce que parce que vous ne vous accordez pas, personnellement, de la légitimité ? Mais, dans ce cas, vos règles et vos normes sont-elles les bonnes ? Et si ce manque de légitimité est avéré, rien de vous empêche de renforcer vos compétences pour le devenir.
Enfin, si vous pensez l’être, n’oubliez pas de maintenir cet état, car il n’est pas acquis pour la vie !

1Hatzfeld H., Les légitimités ordinaires. Au nom de quoi devrions-nous nous taire ?, Paris, L’Harmattan-Adels, 2013

2Maalouf A., Le dérèglement du monde, Paris, Grasset, 2009

3Arendt H., Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1 re éd. 1961)

4Hatzfled H., « Au nom de quoi ? Les revendications de légitimité, expressions de mutations sociales et politiques », Vie sociale, 2014/4 n° 8, p. 25-36

5Laufer R. & Ramanantsoa B., « Crise d’identité ou crise de légitimité », Revue française de gestion, 1982, n°37, p. 18-26

6https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9L0538

7Mohib N. & Sonntag M., La légitimité au cœur de l’action et de la compétence. 7ème Biennale internationale de l’éducation et de la formation, Lyon, France, 2004

8Laufer R. & Burlaud A., Légitimité. In : Encyclopédie des sciences de gestion, Simon Y., Joffre P. (éd.), Economica, 1997, tome 2, p 1754-1772

9Demaret J., Le processus de construction de légitimité des contrôleurs de gestion, Thèse en gestion et management, Université François Rabelais – Tours, 2014

10Guéguen H., « Reconnaissance et légitimité Analyse du sentiment de légitimité professionnelle à l’aune de la théorie de la reconnaissance », Vie sociale, 2014/4 n° 8, p.67-82

Last Updated on 9 octobre 2024 by Daphnée DI PIRRO