Hacker sa vie professionnelle – Se réaliser : silence…moteur…action !

J’ai envie de me réaliser.

Mars dernier, je suis en séance de travail avec une bénéficiaire. Son discours tourne autour de la réalisation de soi au travail / par le travail.
Plusieurs questions me traversent alors l’esprit : cela veut dire quoi, concrètement, se réaliser ?
Oui, j’entends souvent ce propos et pourtant, je ne m’étais jamais interrogée avec autant de conscience.
Peut-être est-ce la force du propos de ma bénéficiaire et sa détermination authentique qui m’ont percutée.
Quelle place le travail peut-il prendre dans cette quête ?

Dans cet article, je partage avec vous deux idées clés :
(1) Se réaliser implique des décisions. Décider de ne pas laisser son potentiel « en friche ». Choisir dans quoi se réaliser.
(2) Il existe plusieurs espaces de réalisation de soi. Le travail en fait partie mais n’est pas l’unique option. De même, la voie de « l’extraordinaire » n’est pas l’unique chemin à emprunter pour se sentir accompli(e).

Nota : ce thème comprend tout un volet philosophique. Je suis restée modeste sur ce point, ayant tout donné pour ma dissertation du bac, en 2003 (il y a 10 ans donc :)).

1/ Se réaliser : de quoi parlons-nous ?


A. Le désir inné de croître et de nous actualiser

Kurt Goldstein (psychiatre américain) a introduit la notion de réalisation de soi, reprise ensuite par Abraham Maslow dans sa célèbre pyramide.
Goldstein et Maslow partagent une vision commune : nous posséderions, de façon innée, le désir de réaliser notre potentiel*. Nous voulons exploiter ce dernier et actualiser nos capacités continuellement. Ainsi, l’ennui, la routine ou la perte de sens sont des signaux d’un besoin de réalisation de soi frustré.

* Définition donnée par l’académie française : « Ensemble des ressources dont peuvent disposer un État, une collectivité, une entreprise, un individu dans un domaine déterminé ; capacité, puissance« .

Nous pouvons retenir, plus simplement, que le potentiel constitue un ensemble d’aptitudes et de capacités que nous possédons et qui peuvent être mises en œuvre, si la situation le permet.
Cet ensemble est-il génétique et/ou « environnemental » ? C’est une question que je n’ai pas creusée car elle m’est apparue en écrivant l’article…

La définition proposée par Michel Lacroix, philosophe, au cours d’un échange avec Jean-François Dortier1, explicite assez bien les deux notions derrière la réalisation de soi (potentiel et désir d’exploitation de celui-ci) :

« Se réaliser » signifie deux choses. D’abord, se percevoir comme un réservoir de possibles. « Je suis une promesse de possibilités », écrivait Martin Heidegger. Autrement dit, j’ai un potentiel. Celui-ci est fait d’aptitudes et de motivations, de capacités et de désirs. (…)
Se réaliser, c’est aussi considérer que ce potentiel ne doit pas rester en friche. Cette réserve de possibilités que je sens en moi, il va s’agir de la mettre en œuvre, de l’utiliser, de l’exploiter.

Michel Lacroix1, p. 171

B. Pourquoi se réaliser ?

Au-delà du caractère inné de la réalisation de soi, qui nous « pousse à », pourquoi serions-nous tentés de le faire ?

Bien évidemment, c’est une large interrogation et je ne suis pas en capacité intellectuelle d’y répondre pleinement :). Toutefois, Michel Lacroix apporte un élément de réponse intéressant.
Si la réalisation de soi est, avant tout, un parcours de perfectionnement de soi, cette quête peut contribuer à la sérénité que nous pourrions chercher à éprouver « en regardant dans le rétroviseur ».

Ceci dit, en faisant l’effort de me réaliser, je ne renonce pas tout à fait au bonheur. Ce dernier viendra à la fin, par surcroît, comme une récompense à mon effort. Arrivé au terme de ma vie, si je peux me dire : « J’ai fait ce que j’ai pu », « j’ai exploité mes aptitudes », « j’ai atteint les objectifs que je m’étais fixés », « j’ai suivi ma vocation », « j’ai été fidèle au plan de vie que je m’étais donné dans ma jeunesse » ; si je peux – sans trop trahir la vérité – prononcer l’une de ces phrases, alors j’éprouverai un sentiment de contentement, de tranquillité, de sérénité… Ce sentiment, n’est-ce pas, en définitive, ce que l’on appelle le bonheur.

Michel Lacroix1, 2015, p. 171-172

Par ailleurs, il semblerait que les personnes dites auto-réalisées possèdent des attributs attirants2.

Par exemple, elles acceptent de façon pleine et entière les autres. Elles assument ce qu’elles sont et ne sont pas. Elles font preuve d’une indépendance plus forte, y compris dans la construction de leurs opinions. Ou bien encore, elles entretiennent des relations profondes avec les autres.
Je me suis quand même demandé si ces caractéristiques étaient des conséquences de la réalisation de soi ou des préalables. Je n’ai pas trouvé la réponse, que j’ai peu cherchée, il est vrai !

C. Gare à la tyrannie de l’accomplissement de soi

Nous évoluons dans une société où la réalisation de soi est possible (malgré les freins que je détaille à la fin de l’article). Néanmoins, la quête présente des risques.
En effet, ce désir d’actualisation permanente peut conduire sur un chemin de performance exponentielle (et donc infinie), comme l’explicite le sociologue Vincent de Gaulejac.

À partir du moment où la responsabilité de son destin incombe à l’individu lui-même, (…), il devient responsable de sa réussite ou de son échec. Il ne peut donc s’en prendre qu’à lui-même. (…) Et cette réussite est sans limites, sans fin, sans repos. Il ne s’agit pas d’atteindre un but, il s’agit d’être le meilleur. Chacun doit progresser sans cesse.

Vincent de Gaulejac3, 2011, p.1002-1003

Si nous ne parvenons pas à réduire l’écart entre ce que nous sommes aujourd’hui et ce que nous voudrions être, nous pouvons craindre d’être bloqués dans une vie « médiocre ».

D’autant plus que nous sommes sans cesse incités à devenir LA meilleure version de nous-mêmes (une de mes injonctions préférées !).

À force d’entendre vanter l’actualisation du potentiel cérébral, les individus risquent en effet d’être gagnés par un sentiment de découragement. Certes, la vie intense qui leur est proposée a l’avantage de donner un sens à leur existence. (…) Mais ce faisant, le développement personnel souligne cruellement l’écart entre ce qu’on est et ce qu’on pourrait être, entre le Moi réel et le Moi qui a actualisé son potentiel. (…) L’excellence n’a-t-elle pas un coût, parfois exorbitant ? N’est-il pas dangereux de jouer sur l’héroïsation de soi-même, de faire vibrer la corde de l’autotranscendance, de l’autodivinisation ?

Michel Lacroix4, 2015, p. 51

Maintenant que vous êtes sensibilisés au risque d’une quête torturante, partons explorer les leviers de la réalisation de soi.

2/ Comment se réaliser ?


A. Les leviers de la réalisation de soi

Premiers facilitateurs : la connaissance de soi (dont la conscience de ces capacités) et l’estime de soi. Assez évident, mais il était essentiel de l’indiquer.

Arrête donc de te demander avec anxiété “si tu peux”, “si tu as les capacités pour”. Demande-toi plutôt si tu as envie. Écoute tes désirs profonds, c’est l’essentiel !

Michel Lacroix1, 2015, p. 177

Autre préalable : la volonté de faire quelque chose. De quoi avons-nous envie ? Quel est notre moteur ?
Comme Michel Lacroix1 le souligne, les domaines de réalisation de soi sont multiples et ne se limitent pas au travail : famille, sport, art, activités manuelles, bénévolat, etc.
Pour autant, Michel Lacroix insiste sur deux autres éléments fondamentaux. Tout d’abord, nous devons choisir dans quoi nous voulons nous réaliser. Dans mes accompagnements et à titre personnel, je constate que le nerf de la guerre est là.

L’une des plus dangereuses tentations de la réalisation de soi est de vouloir tout faire, tout entreprendre. (…) Je ne peux pas exercer tous les métiers, exceller dans tous les arts, défendre toutes les causes, pratiquer tous les sports, etc. Je dois faire des choix. (…) L’autoréalisation est inséparable d’une autolimitation.

Michel Lacroix1, 2015, p. 172

Ensuite, la réalisation de soi n’implique pas nécessairement de vivre des expériences grandioses, exceptionnelles et hors du commun. Il est tout à fait possible de se réaliser dans un quotidien ordinaire. À mon sens, ce point est peut-être le plus percutant : oui, le quotidien ordinaire constitue aussi un lieu d’expression de soi.

Enfin, vous l’aurez compris, pas de réalisation de soi sans action :). Était-il utile de l’écrire ? On ne sait jamais !

B. Le pouvoir transformateur du travail

Considérer le travail comme un possible lieu de réalisation de soi suppose de la nuance, comme le formule Sandrine Frémeaux5 :

En effet, il y aurait un danger à réduire le travail à la nécessité économique. Cela reviendrait à adopter une définition exclusivement économique du travail, qui serait alors une activité rémunérée permettant la production de biens et de services. À l’inverse, il y aurait un risque à considérer le travail exclusivement comme une œuvre de création ou de réalisation de soi : on perdrait de vue la nécessité économique comme l’une de ses caractéristiques.

Sandrine Frémeaux5, 2014, p. 42

Ainsi, au-delà de l’immuable nécessité économique, le travail offre la possibilité de se réaliser, grâce à son pouvoir transformateur.

Après avoir lu de nombreux écrits à ce sujet (Marx, Weil, etc.), j’ai décidé de ne partager que l’idée développée sur ce point par Frédéric Yvon et Yves Clot6. Par souci de simplicité et d’humilité, car je ne suis pas une spécialiste…
Pour Yvon & Clot, le travail consiste à résoudre sans cesse les conflits générés par la rencontre du travail prescrit et du réel. Notre rôle est de les rendre compatibles.

En se cognant au réel, ils sont mis en situation de faire quelque chose du donné pour le rendre compatible avec la situation. Du coup, travailler, ce n’est pas répéter mais recréer soi et son milieu en fonction des contraintes données, en courant toujours le risque d’un faux pas. Cet ajustement continuel, quand il n’est pas empêché par l’organisation du travail, nous l’appelons développement. (…) Travailler, dans le meilleur des cas, consiste à renouveler le stock des solutions possibles pour résoudre les contradictions chaque fois singulières auxquelles s’affrontent les femmes et les hommes. En même temps, c’est aussi se renouveler soi-même, développer des compétences à partager et à transmettre.

Yvon & Clot6, 2001, p. 73

Ainsi, le travail, par l’ajustement continuel qu’il impose, nous pousse à nous actualiser et à nous développer. En ce sens, il représente un levier d’exploitation de notre potentiel. Et comme le disent si bien Yvon & Clot, cela est possible lorsque l’organisation du travail ne l’empêche pas !

En fin de compte, nous pourrions élargir ce pouvoir transformateur, cet ajustement continuel à de nombreuses autres activités : éduquer un enfant, faire du sport, créer, écrire, méditer, etc.

3/ Qu’est-ce qui peut freiner la réalisation de soi ?


Michel Lacroix1 note qu’il existe deux grandes familles d’obstacles à la réalisation de soi : les obstacles endogènes et les obstacles exogènes.

A. Les obstacles endogènes

Parmi les principaux obstacles, il y a les pensées limitantes et les peurs qui nous poussent à renoncer. Par exemple, craindre l’échec ou penser que nous n’avons plus l’âge pour nous lancer dans une nouvelle voie.

Viser la lune freine possiblement la réalisation de soi (sauf pour Thomas Pesquet). En effet, poursuivre un idéal démesuré, courir après l’excellence absolue/irréaliste, ou vouloir se dépasser en permanence peuvent entraver une saine réalisation de soi.

Enfin, sous-estimer l’aide d’autrui dans ce chemin vers soi nous fait prendre le risque d’une réalisation de soi laborieuse. Personne « ne se fait seul ».

B. Les obstacles exogènes

Nous venons de voir précédemment que l’organisation du travail peut limiter la réalisation de soi dans le domaine professionnel. À cela s’ajoutent les freins liés au milieu social d’origine ou à l’environnement familial.

Au-delà de ces freins majeurs, Vincent de Gaulejac3 met en évidence plusieurs caractéristiques du monde moderne qui peuvent impacter notre accomplissement. Parmi elles, il y a les injonctions, parfois contradictoires, dans lesquelles nous baignons : injonctions de norme VS injonctions d’exploits grandioses.

L’individu hypermoderne est enjoint de se présenter comme un homme libre, responsable, créatif, capable de faire des projets, et en même temps de se couler dans des modèles (être bon élève, diplômé, bien dans sa peau…), des contraintes (concours, sélections, embauche…), des normes très strictes. (…) Dans les sociétés hypermodernes, l’individu doit se couler dans des moules de socialisation conformes, tout en affirmant une singularité irréductible. Il doit être commun et hors du commun, semblable et différent, affilié et désaffilié, ordinaire et extraordinaire.

Vincent de Gaulejac, 2011, p. 1001-1002

Nous sommes donc invités à rester dans la norme, tout en accomplissant des exploits, tout en nous surpassant.

En outre, le sociologue souligne le caractère « liquide » de notre société. Nous sommes donc, en quelque sorte, condamnés, à composer avec l’instantanéité et la fragilité de nos relations, à résister aux changements qui induisent la perte régulière de nos repères. Comment parvenir à nous réaliser dans un monde inconstant ?

Enfin, dans la continuité de ce propos sur l’instabilité du monde, De Gaulejac interroge l’injonction d’être en perpétuel mouvement. Comment devenir soi sans prendre le temps de se poser ? C’est un peu le silence de « Silence, moteur, action ! »

L’injonction à agir confronte le sujet à une sorte d’acting out permanent plutôt qu’à prendre le temps de l’élaboration psychique et intellectuelle. Condamné à être mobile, flexible, adaptable, l’individu devient flottant, instable, à la limite insaisissable.

Vincent de Gaulejac, 2011, p. 1005

J’espère que ce modeste tour d’horizon vous aura éclairés (même à faible intensité).

1Rencontre avec Michel Lacroix, Propos recueillis par Jean-François Dortier, « Peut-on vraiment se réaliser ? », Essais, Éditions Sciences Humaines, 2015, p. 169-177

2https://mentorshow.com/blog/accomplissement-soi-psychologie-theorie

3De Gaulejac V., « L’injonction d’être sujet dans la société hypermoderne : la psychanalyse et l’idéologie de la réalisation de soi-même », Revue française de psychanalyse, Editions PUF, 2011, 4, Vol. 75, p. 995-1006

4Lacroix M., « L’aventure prométhéenne du développement personnel », Essais, Éditions Sciences Humaines, 2015, p. 45-52

5Frémeaux S., « Sens au travail et management du travail, Gestion et management », Note de synthèse des travaux de recherche en vue de l’obtention de l’habilitation à diriger les recherches, Université de Nantes, 2014

Last Updated on 16 juillet 2024 by Daphnée DI PIRRO