Prise de décision – Rangez votre boule de cristal

Nous avons trop confiance dans nos propres prédictions.

Chip & Dan Heath1, p.29

Pour ce dernier article, les auteurs nous invitent à ne pas tomber dans le piège de l’excès de confiance. Ils nous orientent vers une posture d’humilité vis-à-vis de nos capacités à prédire l’avenir. Nous ne savons pas exactement de quoi l’avenir sera fait. Nos prédictions peuvent s’avérer exactes ou fausses.

« Cela ne peut pas marcher », « Cela va être une totale réussite », « Il est évident que je ne peux pas occuper de telles fonctions, je vais me planter », « Si je parviens à avoir ce poste, je vais avoir la carrière que je désire. », etc.

En étant convaincus de nos prévisions (ou en faisant l’autruche sur la question), nous courons 3 risques :

  • Une mauvaise anticipation des situations rencontrées (problématiques ou le contraire),
  • Celui d’ignorer les signaux préalables à un échec ou à un succès,
  • Être pris au dépourvu.

Alors à quoi nous invitent concrètement les auteurs pour déjouer ce piège n°4 ?

Et si nous pouvions (…) faire des choix avisés sans savoir exactement ce que nous réserve l’avenir ? Pour ce faire, nous devons nous préparer à avoir tort dans nos prévisions (…). Nous devons nous faire une idée plus large de ce que l’avenir pourrait amener, en considérant de nombreuses possibilités, bonnes et mauvaises (…).

Chip & Dan Heath1, p.251

Les auteurs nous invitent à élargir la palette de résultats/situations que nous pouvons obtenir/rencontrer si nous prenons cette décision. Comment pourrions-nous nous y préparer ? Anticiper ? Prévenir ?

Il s’agit de conduire une sorte d‘étude de faisabilité.

Porter ce regard peut aider à entériner la prise de décision. Si je n’ai pas les moyens de faire face à une situation vraiment critique (positive ou négative), alors je ne prendrai pas cette décision. A l’inverse, je sécurise ma prise de décision car j’ai mis en place ce qu’il fallait pour pallier les éventuelles situations critiques.

Je vous partage ci-après les leviers proposés par Chip et Dan Heath pour identifier un intervalle pertinent de résultats/situations. A vous de jouer, ensuite, sur l’étude de faisabilité 🙂

1/ Combien rapportent les films avec Angelina Jolie ?


Ou l’importance de considérer, de façon distincte, chaque borne de l’intervalle de résultats pour avoir une fourchette la plus juste possible.

Deux chercheurs, Soll et Klayman2, ont demandé à des participants d’estimer une fourchette des revenus moyens engendrés par les films dans lesquels jouait Angelina Jolie, dans les années 90.
Les participants devaient indiquer une fourchette de recettes qui avait 80% de chance, selon eux, de contenir la valeur moyenne exacte (ex : je suis certain à 80% que ces films ont rapporté entre 20 et 100 millions de dollars).

Les participants se sont trompés dans 61% des cas, la fourchette qu’ils proposaient ne contenant pas la bonne valeur. Par ailleurs, la largeur des fourchettes proposées n’était que 45% de ce qu’elle aurait dû être.

Puis, les chercheurs ont demandé aux participants de considérer chaque borne séparément. Ils supposaient que cet exercice les forcerait à mobiliser un raisonnement plus précis, faisant appel à de nouvelles données. Par exemple, réfléchir à la borne inférieure revenait à se remémorer des films qui ont pu être des échecs ou bien réalisés avec peu de moyens. Réfléchir à la borne supérieure revenait à se souvenir de l’inverse.

Leur hypothèse s’est confirmée : les évaluations sont devenues plus précises. De plus, la largeur des fourchettes proposées couvrait 96% de la fourchette optimale.

Quand nous réfléchissons aux extrêmes, nous élargissons le champ de ce qui nous paraît possible, et cette fourchette étendue reflète mieux la réalité.

Chip & Dan Heath1, p.253

Nota : Réponse sur la valeur moyenne des recettes des films avec Angelina Jolie dans les années 90 – 13 millions de dollars (ses succès au box-office ayant au lieu dans les années 2000).

2/ Concrètement, comment définir l’intervalle de résultats/situations ?


Chip et Dan Heath proposent de pratiquer le « recul prospectif ». Il s’agit d’anticiper les résultats possibles ET de s’y préparer (ou de renoncer à sa décision le cas échéant).

A. Pratiquez le recul prospectif

Le recul prospectif consiste à regarder en arrière à partir d’une date future. Par exemple, nous sommes 6 mois après le lancement du projet et nous rencontrons telle situation. Qu’a-t-il bien pu se passer ?

Russo et Schoemaker sont deux spécialistes de la décision. Les frères Heath rapportent une expérience de recul prospectif qu’ils ont conduite.

Russo et Schoemaker ont présenté aux participants de l’étude le portrait d’un salarié ayant pris de nouvelles fonctions, dans une entreprise et un secteur donné. Puis, ils ont divisé les participants en deux groupes.

Questions poséesRésultats
Groupe 1 Pour quelles raisons plausibles ce salarié pourrait s’en aller dans les 6 mois ? 3.5 raisons/participant
Groupe 2Imaginons que 6 mois se sont écoulés et le salarié est parti. Pourquoi est-il parti ?4.4 raisons/participant

Soit 25% de raisons supplémentaires, qui plus est plus pertinentes et réalistes.

En conclusion, que nous apprend cette étude ? Il est plus aisé de réfléchir à un évènement certain, avéré en théorie, qu’à un évènement qui pourrait se produire (OU NON). C’est sur ce principe que s’appuient les deux outils présentés ci-après pour vous aider à définir les bornes inférieure et supérieure des résultats que vous pourriez obtenir en prenant telle ou telle décision.

B. Borne inférieure – Effectuez un pre-mortem !

Cette méthode a été développée par le psychologue Gary Klein (je vous conseille d’ailleurs ce podcast).

L’idée est de se projeter concrètement : nous émettons l’hypothèse que le projet envisagé a finalement échoué, et nous réfléchissons aux raisons de cet échec. Dans le cas de la carrière, cela peut être :

  • J’ai pris un nouveau poste, et au bout de 6 mois, je ne parviens pas à trouver mes marques.
  • J’ai pris un nouveau poste, et au bout de 6 mois, j’ai envie de partir.
  • Je suis entrepreneure et au bout de 10 mois, mon chiffre d’affaires n’est pas celui que j’attendais.
  • Je suis à la recherche d’une nouvelle opportunité professionnelle, et au bout de 6 mois, je n’en ai eu aucune / je n’ai aucune réponse à mes candidatures / je ne suis jamais choisi(e) à l’issue des entretiens.
  • J’ai décidé de rester dans mon poste actuel et au bout de 6 mois, je le regrette.

Puis, pour chaque raison, nous réfléchissons à un plan permettant de la prévenir ou de la limiter. Par exemple :

  • Si je crains de ne pas trouver mes marques, je peux réfléchir à la meilleure façon pour moi de m’intégrer dans l’entreprise/dans le poste. Je me mets des garde-fous : demander des points réguliers avec mon supérieur hiérarchique, ne pas hésiter à demander des conseils à des pairs, etc.
  • Si je ne parviens pas à trouver de nouvelles opportunités professionnelles, c’est que j’ai peut-être une mauvaise cible (fonction, secteur), que je n’emploie pas les bons canaux, que je ne sais pas me présenter, etc.

C. Borne supérieure – Envisagez un succès fou !

Et si cette décision était la meilleure décision de votre vie ? Comment vous préparer à un tel succès ?

Les auteurs appellent cette étape la préparade 🙂

Une préparade nous invite à envisager le succès : supposons qu’une année s’est écoulée et que notre décision a été un immense succès. Un succès si grand qu’une parade va être organisée en notre honneur. Si tel est l’avenir, comment faisons-nous pour bien nous y préparer ?

Chip & Dan Heath1, p.261

A titre d’illustration, en matière de carrière, il peut s’agir de :

  • Devoir faire un choix entre deux ou plusieurs propositions après des mois de recherches. Une façon de s’y préparer est d’être au clair avec son cahier des charges.
  • Être promu(e) plus vite que prévu tant je suis performant(e) dans ce nouveau poste. Une façon de s’y préparer est de se former par exemple.
  • Mon activité d’entrepreneur décolle plus que prévu, comment je peux y faire face ? Pour m’y préparer, puis-je d’ores et déjà trouver des partenaires pour m’aider dans cette surcharge d’activité ?

3/ Et dans l’intervalle, que se passe-t-il ?


Pour répondre à cette question, j’ai choisi de m’appuyer sur le cas spécifique suivant : accepter ou non un nouveau poste (en interne ou en externe).

A. Les informations récoltées pour déjouer le piège n°2 : une source précieuse

Dans les précédents articles, j’ai évoqué l’importance, pour prendre une décision, de récolter de l’information (factuelle, et auprès des bonnes personnes). Dans ce cas, elle est utile pour évaluer le spectre de résultats possibles. Par exemple :

Exemples d’informations récoltéesRésultats plausibles de l’intervalle
En ayant échangé avec des anciens salariés de cette entreprise, je sais que les relations entre directions sont parfois compliquées.Je peux me retrouver dans une situation de blocage avec la direction des achats, qui sera mon principal interlocuteur
En ayant échangé avec plusieurs entrepreneurs, j’ai appris que l’une des difficultés principales est la gestion de son temps.Je peux me retrouver dans une situation où je ne sais pas m’accorder du temps personnel.
En ayant échangé avec ma future chef, j’ai appris qu’une grande partie du travail se déroule sur le terrain. Moi qui adore cela, je vais certainement m’épanouir sur ce point.

J’ai pris volontairement un dernier exemple positif, car les situations plausibles ne sont pas que des situations négatives ! Pour autant, la suite du propos concernera ces dernières.

Face à un résultat plausiblement négatif, je peux choisir de renoncer, ou je peux choisir d’y aller, en toute connaissance de cause. Dans ce cas, je ne risque pas d’être déçu(e) car « je sais » et je vais pouvoir m’y préparer.

C’est ce que les auteurs appellent l’effet de vaccination des aperçus réalistes du travail (ART).

Nota : les ART peuvent bien évidemment aider à évaluer les bornes.

B. Les aperçus réalistes du travail : un moyen de se préparer

Ce concept a été développé par le cabinet Evolv, notamment pour les process de recrutement.

Le postulat est le suivant : lors d’un recrutement, le candidat et l’entreprise sont dans une posture de séduction. Chacun dresse un portrait valorisant de lui. Or, cette interaction ne permet pas de valider un point essentiel : pourront-ils réellement travailler ensemble ? Pourtant, une erreur de recrutement coûte cher à l’entreprise et fait perdre du temps au candidat.

Ainsi, le cabinet Evolv propose aux entreprises de donner un aperçu réaliste du travail (ART). En d’autres termes, il conseille aux recruteurs d’expliciter clairement les attentes pour ce poste, et son contenu exact.

Le cas d’un centre d’appel illustre assez bien les apports de l’ART. En présentant la réalité de ce qu’est un poste de téléconseiller (clients mécontents, impolis, partage de son bureau, horaires à rallonge, etc.), un centre d’appel a pu réduire de 10% ses embauches annuelles (initialement de 5 400) dans les 12 mois qui ont suivi, soit une économie de 1.6 millions de dollars.

Autre fait intéressant : Jean M. Philips a conduit une méta-analyse3 de 40 études réalisées sur les ART. Une des conclusions est qu’avoir un ART accroît le niveau de satisfaction au travail. En effet, l’ART permet de ne pas être déçu(e) et de s’adapter plus facilement.

Il a été prouvé que les aperçus réalistes du travail réduisent la rotation des effectifs même quand ils sont présentés après l’embauche du salarié. Ils n’aident pas seulement les « mauvais » candidats à sortir du processus de recrutement, ils aident tous les salariés à mieux aborder les difficultés inévitables de leur poste. En fait, les aperçus réalistes du travail ne réduisent pas seulement la rotation des effectifs, ils augmentent aussi la satisfaction dans le travail.

Chip & Dan Heath1, p.268

Encore un argument pour vous convaincre qu’en matière de carrière, rien ne vaut les échanges avec les bonnes personnes pour faciliter sa prise de décision, et vous permettre, le cas échéant, d’aborder votre nouvelle étape professionnelle de façon la plus sécurisée possible. C’est-à-dire en limitant les surprises qui pourraient vous prendre de court.

4/ En synthèse


Évaluez les résultats possibles de la décision que vous envisagez et réfléchissez à comment vous pouvez vous y préparer.

Cet exercice vous aidera à prendre ou non une décision. Le cas échéant, vous serez prêt(e) à affronter une grande partie des situations que vous rencontrerez, une fois la décision prise.

Sources

1 Heath C. & D., Comment faire les bons choix, Éditions Flammarion-Champs, 2017

2Jack Soll J. & Klayman J., « Overconfidence in Interval Estimates », Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory, and Cognition, 2004, n°30, p. 299-314

3Philipps J.M., « Effects of Realistic Job Previews on Multiple Organizational Outcomes », Academy of Management Journal, 1998, n°41, p. 673-690,

Last Updated on 8 février 2023 by Daphnée DI PIRRO