Les chocs de carrière

Pourquoi vous parler de ce sujet ?

Depuis deux décennies, l’individu acteur de sa carrière est une thématique très explorée dans la littérature. Il est vrai que nous avons un rôle d’acteur/actrice. Néanmoins, clamer que “tout ne dépend que de nous”, c’est, à mon sens, nier certains éléments.

D’abord, c’est nier le déterminisme social. Non, nous ne partons pas tous armés de la même façon. L’arrivée peut être la même, le point de départ et le chemin à parcourir sont bien différents pour certains d’entre nous.

En outre, certains évènements extérieurs à nous, sur lesquels nous avons peu ou pas de prise, peuvent être de nature à impacter notre carrière. Positivement ou négativement. Sur ce point, cela dépend de nombreux facteurs (qui restent à identifier pour la plupart), dont nous et notre façon de traverser ces évènements.

Certains de ces évènements, “extraordinaires”, peu ou pas prévisibles, sont appelés “chocs de carrière”. Ils ont différentes sources (interpersonnelles, familiales, organisationnelles, environnementales, géopolitiques). Ils peuvent être intrinsèquement positifs (ex : promotion inattendue) ou négatifs (ex : crise sanitaire).

Et, surtout, ils ont la particularité de déclencher une réflexion globale sur sa carrière. Réflexion qui peut aboutir à “je poursuis ainsi” ou “je rabats les cartes”.

Nous avons tous vécu un choc de carrière récemment : celui de la crise sanitaire, et notamment lors du 1er confinement. Deux chercheurs ont étudié l’impact de ce choc de carrière que le sens au travail. Je vous présente leurs résultats, après vous avoir donné des éléments de compréhension sur ce concept de choc assez peu exploré dans la littérature.

Bonne lecture.

1/ Un choc de carrière, qu’est-ce-que c’est ?


A. Définition

Un choc de carrière est un évènement perturbateur et extraordinaire qui est, dans une certaine mesure, causé par des facteurs sur lesquels l’individu n’a pas prise, et qui déclenche un processus global de réflexion sur sa carrière. L’évènement associé à un choc de carrière peut varier en termes de prévisibilité, et peut avoir un impact positif ou négatif.

Akkermans & al. (2018)1, p. 4 (traduction)

Un choc peut être intrinsèquement positif (ex : promotion) ou négatif (ex : crise sanitaire).

Le déclenchement d’une réflexion globale sur la suite de sa carrière est une dimension essentielle dans la définition d’un choc de carrière. Seibert et al. (2013)2 soulignaient déjà ce point. Pour eux, cette réflexion implique une perspective de changement (ex : un changement d’emploi, une reprise d’études ou une reconversion).

D’où vient un choc ? Il existe plusieurs sources : interpersonnelle (ex : harcèlement moral, rencontre clé), familiale (ex : divorce, maladie), organisationnelle (ex : licenciement, réorganisation, promotion), environnementale (ex : catastrophe naturelle) ou géopolitique (ex : guerre).

B. Autres dimensions

Un évènement extraordinaire

Un choc de carrière est un évènement à faible occurrence. Il est en effet peu probable qu’un évènement plutôt fréquent déclenche une réflexion globale sur la suite de sa carrière.

Un évènement “indépendant de notre volonté”

L’évènement n’est pas totalement sous le contrôle de l’individu. Akkermans et al. (2018)1 donnent un exemple explicite. Un projet d’enfant est quelque chose qui peut être planifié. Néanmoins, il est possible que la santé de la mère ou de l’enfant nécessite un arrêt de travail plus long, ce qui peut difficilement être anticipable.

Un évènement plus ou moins prévisible

Akkermans et al. (2018)1 reprennent l’exemple de l’arrivée d’un enfant. C’est un évènement attendu et, pourtant, il peut être de nature à bouleverser une carrière. A l’inverse, la crise COVID (plus particulièrement le 1er confinement) est arrivée relativement soudainement et a percuté de nombreux parcours professionnels (temporairement et durablement).

Un évènement qui dure plus ou moins longtemps

Plus un choc dure dans le temps (ex : crise sanitaire), plus ce choc risque d’avoir des conséquences importantes sur la trajectoire professionnelle. Bien évidemment, un choc court dans le temps, mais plutôt “violent” peut avoir des conséquences plus importantes qu’un choc long mais de faible intensité. De même, un choc court mais “répété” peut aussi être plus impactant.

C. Des chocs de carrière positifs et négatifs

Pour un même choc, et quelle que soit sa nature, les impacts peuvent être négatifs ou positifs.

Pour Seibert et al. (2013)2, les chocs de carrière dits “négatifs” sont des évènements de nature à remettre en cause les représentations de carrière et conduire à une redéfinition de son “plan de carrière” à court ou moyen terme. Les résultats de l’étude de De Becdelièvre et Grima (2020)3 vont d’ailleurs dans ce sens. Ceux dont le sens au travail est fragilisé en raison de la crise sanitaire envisagent une mobilité à plus ou moins court terme.

A l’inverse, un choc de carrière dit “positif” tend à renforcer la perception de progression dans sa carrière, et donc l’intention de “poursuivre ainsi”. Là, encore, les résultats de l’étude citée précédemment vont dans ce sens : ceux dont le sens au travail s’est renforcé ou révélé grâce à la crise sanitaire n’ont pas projet de mobilité, à court terme en tout cas.

En complément, Akkermans et al. émettent les hypothèses suivantes :

  • Plus un évènement présente une possibilité de contrôle, moins l’impact sur la carrière risque d’être négatif. Par exemple, si un licenciement soudain est accompagné d’un outplacement (possibilité de reprendre le contrôle), alors il est possible que les impacts ne soient, in fine, pas si négatifs que cela.
  • Moins un évènement est prévisible, plus l’impact sur la carrière risque d’être négatif. En effet, le caractère “soudain” d’un évènement, non anticipé, risque de déstabiliser plus fortement l’individu.

De Becdelièvre et Grima (2020)3 identifient d’autres facteurs pouvant influer sur le caractère positif ou négatif du choc : l’entreprise (taille, gestion), le manager, le secteur, l’âge, le type de poste et le genre.

Cela dépend aussi de l’individu, de sa façon “d’intégrer” le choc, selon son histoire et sa personnalité.

En conclusion, comme le rappellent Akkermans et al., le sujet du choc de carrière est loin d’avoir été pleinement exploré, et de futures études nous éclaireront certainement mieux, notamment sur les dimensions des chocs et les éléments contextuels qui influent sur le caractère positif ou négatif.

2/ L’exemple de la crise sanitaire


De Becdelièvre et Grima (2020)3 ont étudié l’impact de la crise sanitaire, en tant que choc de carrière, sur le sens du travail. Pour ce faire, ils ont interrogé 35 salariés issus de moyennes et de grandes entreprise (entretiens semi-directifs de 45 minutes à 1h), sur la période du 1er confinement.

Nota : les auteurs s’appuient sur la définition du sens du travail, en 3 composantes, donnée par Estelle Morin4 :

La signification

Il s’agit de la façon dont la personne voit le travail, la valeur qu’elle lui donne. Le travail occupe une place centrale dans nos vies. Néanmoins, chaque personne, de par son histoire, le perçoit différemment (place de choix, vocation, simple emploi, etc.).

L’orientation

Il s’agit de la finalité donnée au travail. A-t-il une fonction utilitaire (ex : gagner de l’argent pour subsister) ? A-t-il une fonction de réalisation (plaisir, image sociale recherchée, etc.) ?

La cohérence

Le travail que fait la personne, les expériences de travail vécues sont-ils alignés, cohérents, avec le sens qu’elle donne à sa vie (cf. définition du Larousse) ?

A. Pourquoi la crise sanitaire peut-être être considérée comme un choc de carrière ?

S’appuyant sur les critères définis par Akkermans et al. (2018)1, De Becdelièvre et Grima répondent à cette question en soulignant notamment le caractère inédit (extraordinaire), assez peu prévisible, avec une très faible possibilité de contrôle, notamment lors du premier confinement.
Cette crise a eu des impacts, à court et à moyen terme, sur la carrière de nombreux salariés (ex : activité boostée, chômage partiel, bouleversement de l’organisation, télétravail total et perte du lien social), vécus positivement ou négativement selon chaque situation. La sphère personnelle a également été heurtée (ex : école à la maison, cohabitation H24).

Enfin, la situation vécue a engendré un processus de réflexion, notamment sur le sens du travail.

B. La crise sanitaire est-elle un choc de carrière positif ou négatif ?

Les auteurs répondent à cette question à travers le prisme du sens au travail, en soulignant 4 impacts de la crise sur ce dernier.

TransformationsDimensions du sens du travail particulièrement impactéesProfils des salariésCaractéristiques contextuelles dominantes
Rupture du sens du travail
(Choc de carrière négatif)
Signification (car perception d’une inutilité)1/ Évoluant dans des moyennes entreprises
2/ Moins de 35 ans
1/ Manque de soutien de la part de l’entreprise
2/ Chômage partiel total et brutal
3/ Manager défaillant
4/ Secteurs avec un faible impact social
5/ Contraintes personnelles (ex : école à la maison)
Remise en cause du sens du travail
(Choc de carrière négatif)
Cohérence entre son travail et ses valeurs 1/ Évoluant dans des grandes entreprises
2/ Moins de 35 ans
3/ Postes à plus faibles responsabilités
1/ Mauvaise communication de l’entreprise
2/ Faibles interactions avec le management et les collègues
3/ Entreprises de services ou finance avec activité partielle
4/ Contraintes personnelles
Confirmation du sens du travail
(Choc de carrière positif)
Signification 1/ Plus de 35 ans
2/ Postes à responsabilité technique ou managériales
3/ Femmes
1/ Communication interne efficace
2/ Accompagnement par le manager
3/ Secteur concerné par la crise (ex : respirateur artificiel) ou peu touché par celle-ci
4/ Contraintes personnelles prises en compte par l’entreprise
Révélation du sens du travail
(Choc de carrière positif)
Signification (utilité)1/ Moins de 35 ans 1/ Accompagnement par l’entreprise et par le manager
2/ Faibles contraintes personnelles
3/ Secteurs : informatique, agroalimentaire
Adapté du tableau 1 de l’article de De Becdelièvre et Grima (2020), p. 155

Vous noterez que la crise sanitaire, pouvant être qualifiée d’évènement négatif, a quand même eu, sur le volet du sens au travail, des impacts positifs. C’est bien la démonstration qu’un choc a priori négatif ne présage pas de la nature des impacts sur la carrière.

3/ Que retenir de cela ?


D’abord, accepter qu’il y ait des éléments sur lesquels nous n’avons pas de prise. Et que certaines situations, qui peuvent parfois altérer profondément notre confiance en nous, ne sont en réalité pas de notre fait. Ce travail d’acceptation est un préalable à toute mise en action.

Puis, je suis assez convaincue que la traversée de certains chocs nécessitent un accompagnement. Je ne dis pas cela parce que c’est mon métier. Je le dis parce que, dans des moments troubles, de profonde réflexion, nous ne pouvons pas être notre meilleur interlocuteur.

Sources

1Akkermans J., Seibert S.E. & Mol S.T., “Tales of the unexpected: Integrating career shocks in the contemporary careers literature”, SA Journal of Industrial Psychology/SA Tydskrif vir Bedryfsielkunde, 2018, 44(0), a1503. https://doi.org/10.4102/sajip.v44i0.1503

2 Seibert, S.E., Kraimer, M.L., Holtom, B.C., & Pierotti, A.J., “Even the best laid plans sometimes go askew: Career self-management processes, career shocks, and the decision to pursue graduate education.”, Journal of Applied Psychology,2013, 98(1), p. 169–182.

3De Becdelièvre P. & Grima F., “La COVID-19, un choc de carrière restructurant le sens du travail”, Revue française de gestion, 2020, n°293, p.151-160

4https://orius.fr/2016/10/12/estelle-m-morin-donner-un-sens-au-travail/

Last Updated on 8 February 2023 by Daphnée DI PIRRO