Prise de décision – Comment dépasser le piège du cadrage serré ?

Dans mon précédent article “Les 4pièges de la prise de décision”, je vous ai présenté les pièges dans lesquels nous avons tendance à tomber lors de nos processus décisionnels, selon Chip & Dan Heath1.

Ce nouvel article porte sur le piège n°1 : le cadrage serré. C’est-à-dire, notre propension à n’envisager qu’une option binaire : “j’y vais ou j’y vais pas ?” / “Oui ou non”. Ou à établir des déclarations d’intention qui le sont tout autant : “Je décide de me reconvertir”.

Les auteurs du livre Comment faire les bons choix ?1 proposent des leviers pour le dépasser. J’ai choisi de vous les présenter, en axant mon propos sur les choix de carrière.

1/ Quels sont les avantages à étudier plusieurs options (à la fois) ?


En préalable, il est important de préciser un point : le multipiste ne signifie pas qu’il faut envisager 25 options simultanément ! Les auteurs le soulignent très précisément : le but est surtout de ne pas étudier une seule option. Étudier une seconde option (voire une troisième) augmente clairement la probabilité de prendre une meilleure décision.

A. Statistiquement, nous améliorons nos chances de prendre de meilleures décisions

Lors de mon dernier article, je vous partageais les résultats de l’analyse conduite par Nutt2 sur 168 décisions organisationnelles. En résumé : 52% des décisions basées sur une option échouaient, contre 32% des décisions basées sur plusieurs.

Les frères Heath partagent une autre étude3 intéressante. Elle porte sur 83 décisions majeures prises par une entreprise moyenne du secteur des technologiques de l’information :

  • 95% d’entre elles étaient du type “oui/non” (40%) ou un choix entre deux possibilités (55%).
  • Un travail a été conduit entre les chercheurs et le comité de direction pour évaluer le succès de chacune de ces 83 décisions (avec un recul de quelques années).
  • Elles ont été classées en 3 catégories : très bonnes, assez bonnes et mauvaises.

Résultats : 40% des décisions prises sur la base de 2 ou 3 options étaient classées “très bonnes”, contre 6% des décisions “oui/non”.

B. (Car) Nous appréhendons mieux le problème

Chip & Dan Heath offrent une illustration très percutante des apports d’un multipiste simultané.

Une étude4 a été faite auprès de graphistes. Il leur avait été demandé de créer une bannière pour un webmagazine. Chaque graphiste devait créer 6 bannières, selon un process créatif distinct.

Groupe 1 – 50% des graphistesProduire une seule annonce à la fois, en la reprenant au fur et à mesure des commentaires reçus (5 cycles)
Groupe 2 – 50% autresCréer 3 premières annonces. Puis, après une première série de commentaires reçus, réduire le scope à 2 annonces, puis 1 (après une dernière série de commentaires).

Résultats de l’étude ? Les annonces produites par les graphistes du groupe 2 ont été jugées de qualité supérieure par des experts et ont suscité plus de clics sur le site web que celles du groupe 1.

Comment les chercheurs expliquent-ils cela ? Ils supposent que le fait de recevoir des commentaires sur plusieurs propositions, et donc de pouvoir les comparer, ont permis aux graphistes du groupe 2 de mieux appréhender le besoin (ses variables) et donc de faire des propositions plus étayées. En d’autres termes, le fait de recevoir un feedback sur 3 propositions les a aidés à mieux identifier les idées à approfondir ou à éliminer.

Autre résultat intéressant : les graphistes du groupe 2 ont trouvé que les feedback étaient utiles (80%), contrairement aux graphistes du groupe 1 (35%). De même, le groupe 2 a majoritairement noté que cette expérience avait accru leur confiance dans leurs capacités créatrices, ce qui n’était pas forcément le cas du groupe 1. Les chercheurs émettent l’hypothèse que lorsque nous poursuivons une seule piste, notre ego se confond avec elle. Aussi, les critiques pourtant émises sur l’idée ont eu tendance à toucher personnellement les graphistes du groupe 1.

2/ Sur quoi et pourquoi nous limitons-nous en matière de carrière ?


A. Quels sont les cadrages serrés usuels ? Quelques exemples

  • Dois-je accepter cette opportunité ?
  • Dois-je quitter un travail qui ne m’épanouit plus mais qui présente quand même des avantages (rémunération satisfaisante, confort, organisation familiale rodée, etc.) ?
  • Dois-je me réorienter ?
  • Est-ce que je me lance dans ce projet d’entrepreneuriat ?
  • Etc.

Il peut également s’agir de déclarations d’intention, formes de décisions binaires.

  • (Puisque perdre mon confort de vie me fait peur), je reste à mon poste
  • Je changerai de poste plus tard (quand ce sera le bon moment)
  • Je vais chercher une fonction similaire
  • Je vais rester dans ce secteur
  • Je vais quitter mon entreprise
  • Si je veux atteindre tel niveau, je suis obligé(e) de passer par tel poste
  • Comme j’ai cette expérience, il est normal que j’évolue vers ce type de poste
  • Comme cela fait seulement 2 ans que je suis en poste, je vais encore y rester
  • Comme je veux me lancer dans l’entrepreneuriat, je vais démissionner
  • Je ne vais pas reprendre d’études
  • Je vais me reconvertir
  • Comme je veux me reconvertir dans cela, je dois suivre cette formation (et pas une autre)
  • Je ne vais pas me reconvertir car cela n’est pas possible (argent, temps, organisation, etc.)
  • Etc.

Bref, difficile pour moi de balayer tous les cas de figure possibles !

En synthèse, nous pouvons avoir tendance à faire un cadrage serré sur :

  • le type de mobilité (classique, hiérarchique, reconversion, etc.)
  • le “quoi” (métier, fonction, projet pro ou perso, etc.)
  • le “où” (secteur, entreprises, etc.)
  • et le “comment” (planning, étapes, etc.).

Enfin, à mon humble avis, il y a un autre cadrage serré : limiter la réalisation de soi au soi professionnel.

B. Pourquoi nous limitons-nous ?

Si on n’est pas conscient que l’on néglige d’autres possibilités, on n’y songe pas. Souvent, on ne s’aperçoit pas qu’on est dans un cadrage serré.

Chip & Dan Heath1, p.58

Lorsque nous réfléchissons à la suite de notre parcours professionnel, nous avons très peu conscience du risque du cadrage serré. Pourtant, nous avons tendance à nous limiter. A mon sens (et cela ne relève que de mon avis), il y a au moins 2 explications.

Par méconnaissance / manque d’informations

  • De soi : mieux se connaître permet de porter un autre regard sur la suite de sa carrière, et donc contribue à élargir les options.
    Ex : ses talents, ses valeurs, ses motivations profondes, ses intérêts professionnels, ses besoins, ses ressources, l’environnement de travail qui nous convient le mieux, etc.
  • De l’écosystème externe : comment envisager toutes les options sans connaître le marché sur lequel on veut se positionner ? Enjeux, opportunités, menaces, entreprises, etc.
  • De l’écosystème interne : de même, il est assez fréquent de ne pas explorer le champ des possibles au sein de son entité.
  • Des dispositifs liés à la mobilité professionnelle :
    Ex : aide à la création d’entreprise, aide à la reprise d’études, CPF de Transition, etc.
  • Etc.

En raison de nos représentations / croyances / peurs

Une croyance est une affirmation que nous pensons vraie. Nos expériences passées, les injonctions éducatives, etc. contribuent à la créer et à l’ancrer, de façon inconsciente.
Nos croyances engendrent des comportements, des interprétations, des peurs, etc. Cela nous enferme dans des limites limitantes !
Les cadrages serrés présentés précédemment en regorgent.
Nous avons peut-être développé des schémas de carrière. Certains cursus (ex : médecine, écoles d’ingénieurs, écoles de commerce), certains secteurs (ex : recherche, industrie), certaines entreprises véhiculent ces schémas. Ils deviennent alors des modèles bien ancrés dans nos schémas de pensée. Nous avons du mal à nous en détacher et à envisager d’autres possibilités.

3/ Comment sortir du cadrage serré (ou comment challenger nos déclarations d’intention) ?


Élever son niveau de connaissance permet d’élargir ses options. A minima, une meilleure connaissance de soi et de l’écosystème vers lequel nous avons envie d’évoluer. C’est la base.

A cela peuvent s’ajouter quelques leviers proposés par Chip & Dan Heath. Trois d’entre eux me paraissent particulièrement bien adaptés aux choix de carrière.

1/ Les options disparues

Tips : vous pouvez conduire cet exercice lors d’une séance de brainstorming avec des amis (bienveillants !)

Cet exercice revient à se poser la question suivante : l’option que j’envisage n’est pas possible, elle m’est interdite, que puis-je envisager d’autre ?

Par exemple :

  • Je ne peux plus faire mon métier / occuper ce type de fonction, vers quels autres métiers (fonctions) pourrais-je évoluer avec les compétences que j’ai ?
  • Je ne peux plus travailler dans ce secteur, vers quels autres secteurs pourrais-je évoluer ?
  • Je ne peux pas quitter mon entreprise. Que puis-je faire pour améliorer ma situation ? Comment puis-je améliorer mon poste (jobcrafting) ?
  • Je suis obligé(e) d’accepter ce poste d’expat, que puis-je faire pour que cela se passe au mieux ?
  • La formation que je veux suivre m’est interdite, quelles sont les autres formations que je pourrais suivre ?
  • Etc.

2/ L’expérience des sachants

Tips : mobiliser son réseau direct ou solliciter des personnes sur LinkedIn
(cf. moteur de recherche)

Il s’agit d’échanger avec des personnes qui ont déjà été confrontées aux questions que nous nous posons. Cela peut être aussi un moyen de challenger nos croyances !
Ces entretiens peuvent faire naître de nouvelles options : celles que les interviewés ont envisagé, celles qu’ils ont mises en place, celles qu’ils conseillent, etc.
Ces échanges peuvent donner de nouvelles options que les types de mobilité, le quoi, le où et le comment.

Par exemple :

  • Échanger avec quelqu’un qui a démarré au même poste que moi, mais qui occupe désormais d’autres fonctions.
  • Je suis intéressé(e) par un métier d’encadrement, mais je n’ai jamais encadré et cela me fait peur. Il peut être intéressant pour moi d’échanger avec des personnes qui ont vécu cette transition pour récolter leurs conseils.
  • Si j’envisage une reconversion, échanger avec des reconvertis (dans le métier visé ou non).
  • Je pourrais faire ce métier, mais j’en ai une mauvaise image. Je vais discuter avec des personnes qui l’exercent.
  • Si j’envisage de reprendre une formation, échanger avec des personnes qui ont suivi des formations similaires ou qui évoluent dans le domaine qui nous intéressent. Elles pourront éventuellement nous aiguiller (besoin ou non de formation, si oui, lesquelles, etc.).
  • Etc.

3/ Se poser une question “simple”

Les auteurs n’identifient pas cette question comme un outil à part entière. En réalité, elle apparaît en conclusion d’un exemple très intéressant sur le choix des universités par de jeunes étudiants. Heidi Price, maman d’une ancienne étudiante, a créé une entreprise qui aide ces derniers à choisir l’université la plus adaptée à leurs besoins.
Usuellement, les étudiants (et leurs parents) se posent la question suivante : “quelle est l’université la mieux classée qui voudra bien de moi ?”. Pour Heidi Price, la bonne question à se poser est la suivante :

Qu’ai-je envie de faire de ma vie et quelles sont les meilleures options pour y parvenir ?

A titre personnel, je trouve cette question très percutante. Elle permet à la fois une prise de hauteur et offre la possibilité de sortir de certains schémas de pensée. De plus, elle met en évidence qu’il peut y avoir différents scénarios pour parvenir à nos fins.

En conclusion :

  • Prenez conscience de vos cadrages serrés. Sans cela, difficile d’élargir vos options 🙂
  • Les nouvelles options que vous identifierez ne seront pas forcément les meilleures. Mais les envisager et les explorer simultanément vous aideront à appréhender votre problématique dans sa globalité.
  • D’une façon générale, les échanges avec autrui vous aideront à cheminer vers ces nouvelles pistes.

Enfin, n’oubliez pas non plus qu’échanger avec une consultante en gestion de carrière (moi par exemple) peut être un moyen efficace de sortir d’un cadrage serré !

Sources

1 Heath C. & D., Comment faire les bons choix, Éditions Flammarion-Champs, 2017

2 Nutt P.C., “Expanding the Search for Alternatives During Strategic Decision-Making”, Academy of Management Executive, 2004 (18), p.13-28

3 Gemünden H.G. & Hauschildt J., “Number of Alternatives and Efficiency in Different Types of Top-Management Decisions”, European Journal of Operational Research, 1985 (22), p.178-190

4 Dow S.P., Glassco A., Kass J., Schwarz M., Schwartz D.L & Klemmer S.R., “Parallel Prototyping Leads to Better Design Results, More Divergence, and Inscreased Self-Efficacy”, Transactions on Computer-Human Interaction, 2010, 17 (4), 24 pages

Last Updated on 8 February 2023 by Daphnée DI PIRRO