Tensions de rôle – Quand répondre aux attentes devient laborieux

Il est 17h03. Le regard d'Arnaud se perd dans l'openspace. A midi, à la cantine, il a croisé Michel, son N+2. Ce dernier lui a demandé, entre deux fourchettes de gratin, d'intervenir sur un dossier, pour demain au plus tard. Motivé par le sujet et par le challenge, Arnaud a exprimé son accord. 
De retour à son bureau, il a informé sa cheffe. Arnaud a vu ses yeux se plisser, ses lèvres se pincer et ses joues se colorer. Sans surprise ! Leurs relations sont tendues depuis que son N+1 a choisi Claudia plutôt qu'elle pour le poste d'adjointe. Sa cheffe a été claire : ce n'est pas la priorité et si Michel a une demande urgente, il n'a qu'à la contacter ! 
17h08, Arnaud regarde son écran. Michel vient de le relancer, sans mettre sa cheffe en copie. Et cette dernière qui vient de partir ! Arnaud hésite. Traiter ce sujet lui prendra 1 h tout au plus. C'est faisable. Mais s'il le fait, il se mettra sa cheffe à dos. Que faire ? 

Arnaud doit répondre à deux attentes contradictoires : sa cheffe ne veut pas qu’il traite le dossier sans que la demande ne soit d’abord passée par elle et son N+1 attend sa contribution au plus vite. Ce que vit Arnaud se nomme une tension de rôle.

Je vous explique ceci plus en détails dans ce nouvel article !

1/ Les tensions de rôle, sources de mal-être


A. Définition

Une tension de rôle se définit de la façon suivante :

Dès lors que l’individu perçoit une difficulté, voire une impossibilité à répondre à toutes ces attentes de façon satisfaisante, tant à ses yeux, qu’aux yeux des personnes qui les formulent.

Djabi et al.1 (2019), d’après Royal et Brassard2 (2010)

Dans le cas d’Arnaud, s’il veut satisfaire les attentes de l’un, il va devoir désobéir à l’autre.

Vivre des tensions de rôle, c’est affronter des attentes d’autrui contradictoires, excessives, floues ou bien qui sont en conflit avec nos valeurs ou nos besoins.
En imageant le concept, c’est maîtriser l’art du grand-écart, tout en réalisant une performance d’haltérophile et en conduisant une voiture par temps de brouillard 🙂

Ces attentes anormales peuvent, par exemple, porter sur le contenu du travail, sur la façon de le conduire, sur le niveau de performance attendu, sur la posture souhaitée, etc.

B. Un contexte générateur de tensions de rôle

Nous le savons, le monde de travail baigne dans de multiples transformations. Les réorganisations s’enchaînent, les objectifs sont toujours plus ambitieux et les moyens afférents toujours plus “optimisés” (faire toujours plus avec toujours moins).

A cela s’ajoutent des injonctions “sociétales” paradoxales. Par exemple :

  • Être un manager qui répond aux attentes de qualité de vie au travail de ses collaborateurs et sur lequel sa hiérarchie fait porter une pression monstre,
  • Être bienveillants les uns avec les autres alors que nos quotidiens, parfois rudes, limitent cette possibilité
  • Être créatifs, innovants, dans un environnement gorgé de procédures
  • Avoir une carrière socialement reconnue, une vie de famille équilibrée, un corps de rêve et des activités extraprofessionnelles épanouissantes
  • Etc.

C. Un facteur de mal-être

Plusieurs études mettent en évidence que les tensions de rôle sont sources de stress, d’anxiété, d’épuisement professionnel, et influent sur les intentions de partir. Elles peuvent provoquer de l’absentéisme et une baisse de la performance.

Si elles ne sont pas conscientisées objectivement, elles peuvent susciter chez nous, un sentiment de culpabilité, et affaiblir notre confiance en nous : “je m’y prends mal”, “c’est moi qui ne comprends rien“, “je ne suis pas à la hauteur“, etc.

En décortiquant ce sujet, j’espère qu’il vous aidera à conscientiser les tensions de rôle que vous vivez. Cela vous offrira peut-être la possibilité de les corriger, et pour reprendre Marie Robert “l’occasion de (vous) aligner au lieu de faire le grand-écart”3.

2/ La distribution des rôles


Pour que nous puissions bien appréhender les trois grandes catégories de tensions de rôle présentées en partie 3, faisons un petit point d’arrêt la définition d’un rôle et sur la façon dont il se construit.

A. Le rôle, une somme d’attentes

Un rôle est un ensemble d’activités ou de comportements attendus4. Il comprend à la fois les missions que nous réalisons et la façon dont nous les conduisons. Par ailleurs, nous interprétons notre rôle dans une position donnée.

Comme sur un plateau de cinéma, notre rôle dépend de nous, mais aussi (et surtout) des autres : le réalisateur ou la réalisatrice, les scénaristes, les autres acteurs/actrices, etc.
Les autres émettent des attentes quant au rôle que nous avons à jouer, auxquelles s’ajoute notre propre conception de ce dernier. De même, nos attentes influent sur les rôles exercés par les autres.

Aussi, une organisation peut être considérée comme un système de rôles. Pour illustrer ce point, Katz et Kahn4 utilisent une métaphore très parlante. Le rôle que nous occupons au sein de notre organisation est équivalent à un nœud de filet de pêche.

Les autres nœuds correspondent aux rôles joués par les autres : notre hiérarchie, nos collègues, nos collaborateurs, mais aussi les personnes externes à l’entreprise avec lesquelles nous interagissons (ex : clients, fournisseurs, prestataires, famille).
Les fils qui connectent les nœuds représentent les relations que nous avons entre nous.
Nos rôles dépendent de nous, mais aussi des autres (et réciproquement). Tout l’enjeu est donc de parvenir à répondre à des attentes plurielles ! Et le risque est assez évident : que ces attentes ne soient pas cohérentes entre elles !

Nota : l’ensemble des personnes qui vont émettre des attentes à mon égard, et qui vont façonner mon rôle, s’appelle l’ensemble de rôles.

B. Comment se construit-il et se nourrit-il ?

Pour répondre à cette question, voici le modèle de transmission de rôle établi par Katz et Kahn4, et adapté par Perrot5 (et ajusté par moi).

Modèle de transmission de rôle

Dans ce modèle, vous voyez apparaître quatre dimensions.

Les attentes réelles (1)Elles correspondent aux attentes de l’ensemble des émetteurs. Nous pourrions les regrouper sous l’appellation “rôle(s) attendu(s)”.
Les attentes transmises (2)Ces attentes, ou rôles transmis, correspondent aux éléments qui nous sont effectivement communiqués. Comme dans tout process de communication, vous pouvez noter qu’il peut y avoir, à ce stade, une perte en ligne entre les attentes réelles et celles transmises.
Les attentes reçues (3)Moi, en tant que récepteur, je vais recevoir ces attentes (deuxième perte en ligne). Je vais notamment les filtrer selon des facteurs interpersonnels (ex : intention que je peux prêter à mon interlocuteur, la confiance que je lui porte).
Le rôle joué (4)Je vais m’approprier les attentes reçues, et cela va influer sur le rôle que je vais interpréter (4), rôle observable par les autres. Tout ce traitement d’informations est bien évidemment réalisé selon ce que je suis et ce que je pense (variables individuelles).

Ce processus est permanent, et nous permet d’ajuster notre rôle de façon continue.

Ce modèle de transmission va nous permettre de mieux comprendre les tensions de rôle présentées ci-après. En effet, comme je vous l’expliquais plus haut, ces dernières se produisent lorsque les attentes transmises par un ou plusieurs émetteurs sont contradictoires, conflictuelles, ambigües ou excessives.

Nota : même si je n’ai rien lu de spécifique à ce sujet, les attentes transmises peuvent l’être, à mon avis, de façon verbale et non verbale.

3 / Les 3 grandes tensions de rôle


A. Les conflits de rôle

Les conflits de rôle correspondent aux attentes transmises qui sont contradictoires ou qui entrent en conflit avec nos valeurs/nos besoins.

L’occurrence simultanée de deux (ou plus) transmissions de rôles tels que la prise de l’un …rend difficile …(voire totalement impossible)…la prise de l’autre.

Katz et Kahn4 (1966), cités par Perrot5

Il existe quatre catégories de conflits de rôle.

Le conflit intra-émetteur

Cela concerne les attentes contradictoires, incompatibles que nous recevons d’une seule et même personne. Par exemple, quand il nous est demandé de produire un rendu de qualité dans un délai impossible.

Le conflit inter-émetteur

Il s’agit des attentes contradictoires, incompatibles que nous recevons de la part de deux ou plusieurs personnes.

Le conflit inter-rôles

C’est lorsque nous devons jouer plusieurs rôles, mais que nous les percevons contradictoires, incompatibles entre eux. Par exemple, nous voulons être performantes au travail, de super mamans et des amies dévouées !

Le conflit personne-rôle

Les attentes que nous recevons ne sont pas compatibles avec nos valeurs ou nos besoins. Par exemple, elles vont à l’encontre de notre éthique. Ou alors, on nous demande de travailler sur un nouveau projet alors que nous avions demandé à être déchargés.

Ces quatre formes peuvent coexister.

Enfin, Perrot6 (2001) note que les personnes les plus exposées à ces risques de conflits de rôle sont celles qui se situent aux frontières organisationnelles ou qui sont en interaction avec plusieurs systèmes organisationnels (ex : les fonctions transversales d’une entreprise, les fonctions commerciales).

B. L’ambigüité du rôle

Samia vient de sortir de réunion avec son chef. Elle a le sentiment d'être aussi perdue qu'au démarrage du point, si ce n'est plus. Son chef est brouillon, elle le trouve incapable de restituer des informations de façon structurée et posée. Il part dans tous les sens. Qu'attend-il exactement de ce plan de trésorerie ?

L’ambigüité de rôle correspond aux attentes que nous percevons floues.

Kahn, Wolfe, Quinn et Snoek7 (1964) définissent l’ambiguïté de rôle comme la résultante directe d’un décalage entre l’information disponible et l’information requise pour l’exercice du rôle.

Djabi & Perrot8 (2016), p. 141

Kahn et al.7 (1964) distinguent deux formes d’ambigüité de rôle.

Liée à la tâche

Il s’agit d’un manque d’informations sur les définitions de l’emploi, ses objectifs et les moyens associés. Cela comprend le flou autour du périmètre d’action / de responsabilités (1), de la façon de faire (2) et de la priorisation des attentes reçues (3).

Liée à la dimension socio-émotionnelle

Cette forme se décompose en deux axes. Le premier concerne l’incertitude ressentie sur la façon dont notre performance est évaluée (critères). Le second axe porte sur l’incertitude quant aux conséquences en cas de réussite ou d’échec, pour nous et pour les autres.

Il est intéressant de noter que l’ambigüité de rôle peut entraîner des conflits de rôle. Par exemple, si je suis manager et que je ne perçois pas bien les attentes de mon N+1, je risque de transmettre des attentes à mon équipe contraires à celle souhaitées. De fait, il est possible que je mette, malgré moi, mon équipe dans un conflit de rôle.

Nota : cette tension de rôle spécifique met en évidence l’importance, pour chacun, d’améliorer notre façon de communiquer (questionner, reformuler, illustrer, valider, etc.). Tout du moins, de la questionner. Oui, c’est une évidence, mais les récits des personnes que j’accompagne transpirent de problèmes de communication !

C. La surcharge de rôle

Cela fait deux mois que Charline a repris le travail à la suite de son congé maternité. Ce nouveau rythme est prenant. Elle a le sentiment de courir partout. La charge de travail est importante. Elle s'efforce de ne pas rentrer trop tard pour profiter de sa fille, mais elle est obligée de retravailler dans la soirée. Ce rythme pèse sur son couple. Cela fait aussi une éternité qu'elle n'est pas allée boire un verre avec des amis, qui le lui reprochent à demi-mot. 
Elle a l'impression d'être partout et nulle part. 

La surcharge de rôle se produit lorsque les attentes transmises (ou que nous avons vis-à-vis de nous-mêmes) sont excessives. Elles vont au-delà des ressources mises à notre disposition, soit parce qu’elles sont trop nombreuses et/ou trop intenses.
J’ai illustré ce point par l’histoire de Charline, car je la crois proche du vécu de nombreuses personnes. Mais nous pouvons aussi vivre cela à l’échelle de l’organisation. Je pense particulièrement aux managers qui se retrouvent au cœur d’attentes très nombreuses.

4/ En résumé !


Djabi & Perrot (2016)8 proposent la grille d’analyse des tensions de rôle (p. 145) ci-dessous.
Cette grille croise les attentes et trois objets de ces attentes, et donne lieu à 12 tensions de rôle.
Ces trois objets ont d’abord été identifiés dans la recherche sur l’ambiguïté de rôle. Les auteurs proposent de les étendre aux deux autres catégories (conflit et surcharge).
La définition du rôle correspond au périmètre des responsabilités et aux objectifs associés.
La manière d’atteindre les objectifs comprend les méthodes de travail, les process suivis et les ressources allouées.
L’évaluation des résultats désigne la façon dont les résultats sont évalués et les conséquences selon le niveau de performance atteint.

Nota : ici la personne focale correspond au récepteur (à vous donc !)

Sources

1Djabi M., Perrot S., Jeannerod-Dumouchel N. & Campoy E., “Proposition d’une nouvelle échelle de mesure multidimensionnelle des tensions de rôle au travail”, Revue de gestion des ressources humaines, 2019, n°112, p.41 à 65

2Royal L. & Brassard A., “Comprendre les tensions de rôles afin de mieux les prévenir et de contribuer au bien-être des
employés”, Gestion, 2010, 35, p. 27-33.

3https://www.instagram.com/p/Ct0gGPrNmYN/

4Katz R. & Kahn R.L.,The Social Psychology of Organizations, Wiley&son (2ème édition en 1978), 1966

5Perrot S., “Identification des différentes formes de conflits de rôles : le cas des jeunes diplômés nouvellement embauchés”, 1999, article consultable ici

6Perrot S., L’entrée dans l’entreprise des jeunes diplômés, Paris: Economica, 2001

7Kahn, R.L., Wolfe, D.M., Quinn, R.P. et Snoek, J.D., Organizational stress : studies in rôle conflict and ambiguity, Wiley & Sons, New York, 1964

8Djabi M. & Perrot S., “Tensions de rôle : proposition d’une grille d’analyse”, Management international, 2016, Vol. 1, n°21, p. 140-148

Last Updated on 26 June 2023 by Daphnée DI PIRRO