Hacker sa vie professionnelle – L’estime de soi : la comprendre pour la renforcer / Épisode 1

Après une pause significative (!), je reprends ma série d’articles “Hacker sa vie professionnelle”. Comment ne pas évoquer l’estime de soi quand nous parlons de verrous qui empêchent d’aller vers un “mieux professionnel” ?

L’estime de soi, tout le monde en parle. Elle correspond à la valeur que nous nous donnons, l’amour que nous nous portons.

(…) le degré de mérite, de valeur, de respect et d’amour que l’individu peut adopter vis-à-vis de lui-même.

Johnson (1997)1

Qui dit valeur, dit évaluation. Nous nous attribuons une valeur à partir des perceptions que nous avons de nous-même. Il s’agit d’une évaluation globale de soi.

Comment nous évaluons-nous ? A partir de quelle(s) référence(s) ?
Comprendre les phénomènes nous aide à mieux les appréhender. Ainsi, en prenant conscience des processus d’évaluation, nous nous donnons les moyens de les ajuster.

Pour m’aider, je me suis appuyée sur l’ouvrage L’estime de soi : une controverse éducative2 (2009) de Jean-Pierre Famose et Jean Bertsch. Cet ouvrage retrace deux grandes approches de l’estime de soi :

  • Une évaluation de soi appelée approche intrapersonnelle : ce je suis VS ce que je voudrais être.
  • Une évaluation de soi façonnée par nos interactions avec les autres, appelée approche interpersonnelle.

Ce premier article sera consacré aux contours de l’approche intrapersonnelle.

1. Ce que je suis VS ce que je voudrais être


La formulation de James suggère que l’estime de soi reflète le « ratio entre nos actualités et nos potentialités ». Elle résulte ainsi du rapport entre les succès et les « prétentions » ou aspirations.

Famose & Bertsch (2009)2, chapitre 2, p. 23

Dans l’approche intrapersonnelle, impulsée par William James en 1890, nous nous évaluons de la façon suivante : nous comparons ce que nous percevons de nous (appelé le soi perçu) à ce que nous aimerions être (appelé le soi idéal). Ainsi :

  • Si nos réussites nous rapprochent de notre idéal, voire les dépassent, alors nous aurons une bonne estime de soi. Nous ressentirons également des émotions positives (ex : satisfaction, joie, fierté).
  • A l’inverse, si ce que nous faisons nous tient éloignés de nos aspirations, alors notre estime de soi sera altérée. Dans ce cas, nous ressentirons des émotions négatives (ex : anxiété, tristesse, découragement).

Mathématiquement, si nous voulons améliorer le ratio succès/aspirations, deux solutions s’offrent à nous : accroître le numérateur “succès” ou diminuer le dénominateur “aspirations”. Très bien, mais comment faire ? Est-ce possible ?

  • Accroître ses succès revêt deux dimensions : aller chercher de nouveaux succès ou s’attribuer plus de succès ! Il a été démontré qu’une basse estime de soi peut être la conséquence d’une évaluation de soi trop critique. Et cette dernière constitue un des facteurs qui influencent le plus l’estime de soi.
  • N’ayez pas d’attentes, et vous ne serez jamais déçu(e). Alors bien évidemment, avoir des aspirations, c’est absolument nécessaire 🙂 Plutôt que de les abaisser, il s’agirait de les réguler.

Je vous parle de tout ceci dans le détail, ci-après.

2. Ai-je une évaluation juste de mes succès ?


Le soi perçu repose sur l’évaluation que nous faisons de nos attributs. Chacun d’entre nous croit en posséder certains et pas d’autres.

Cette évaluation de nous-même, par nous-même, n’est jamais objective, ni complète.
C’est une affaire de perception !

Il a d’ailleurs été démontré que les personnes qui ont une haute estime d’elles-mêmes n’ont pas de compétences supérieures ! Leurs performances peuvent être similaires à celles de personnes à basse estime d’elles-mêmes. Cependant, les personnes à haute estime d’elles-mêmes se perçoivent positivement. Et elles ont tendance à ne retenir que ce qui les valorisent. Inspirant non ?

Alors, qu’est-ce qui peut être de nature à altérer notre perception de nous-même ?

A. A quoi/qui puis-je attribuer mon succès ou mon échec ?

Pour expliquer une réussite ou un échec, nous allons chercher des motifs. C’est ce que la littérature appelle les attributions causales.

Selon Fritz Heider, un des fondateurs des recherches sur ce sujet, nous nous prêtons volontiers à cet exercice car nous avons besoin de donner du sens aux évènements.

Weiner (1985)4 propose un cadre d’analyse de nos réussites et de nos échecs. Généralement, nous analysons quatre catégories de cause : notre capacité à réaliser la tâche, la quantité d’effort que nous avons fournie, la difficulté attribuée à la tâche et la part de chance/hasard dans cet évènement.

Ces quatre causes possèdent chacune trois caractéristiques. Elles sont :

  • Soit internes soit externes (caractéristique appelée lieu de causalité),
  • Soit permanentes soit mouvantes (caractéristique appelée stabilité de la cause),
  • Soit contrôlables soit incontrôlables (caractéristique appelée lieu de contrôle).

Ainsi, voici comment sont qualifiées les quatre catégories de cause :

CauseLieu de causalitéStabilité de la causeLieu de contrôle
Capacité à réaliser la tâcheInterneStableIncontrôlable
Quantité d’effort fournieInterneInstableContrôlable
Difficulté de la tâcheExterneStableIncontrôlable
Chance / hasardExterneInstableIncontrôlable

Ces caractéristiques ont des impacts très forts sur notre estime de soi. Je vais vous expliquer cela en prenant le cas d’Achille.

Achille pourra-t-il s’aimer toujours autant ?

Achille, héros légendaire de la guerre de Troie, est mort après avoir été touché au talon. En effet, sa mère Thétis, voulant le rendre immortel, l'avait plongé, bébé, dans les eaux du Styx. Bien évidemment, pour éviter qu'il ne tombe dans le fleuve, elle l'avait tenu par le talon, sans plonger ce dernier dans le Styx. Malheureusement pour Achille ! 
Achille s'est longtemps cru invincible, et avait, de fait, une haute estime de lui. Et pourtant, il a fini par tomber au combat, une flèche dans le talon. 
Achille, désormais dans les cieux, analyse cet évènement. 
Est-il mort à cause de la maladresse de sa mère qui ne l'a pas plongé totalement dans le Styx (cause externe) ou parce qu'il avait un talon vulnérable (cause interne) ?
Est-il mort parce qu'en réalité, il a été toujours été un peu léger avec la protection de son talon(cause stable) ou parce que sa protection s'est détachée pendant le combat (cause instable) ?
Est-il mort parce qu'il n'a pas suffisamment fait d'efforts pour éliminer Pâris(cause contrôlable) ou parce qu'Apollon a décidé d'aider Pâris en guidant la flèche empoisonnée de ce dernier jusqu'à Achille (cause incontrôlable) ?

Nota : j’ai imaginé certains éléments de l’histoire 🙂 je m’excuse d’avance pour ceux dont les yeux ont saigné en lisant cette adaptation !

Dans quels cas son estime de soi sera-t-elle affectée négativement ?

  • Si Achille attribue cet évènement à la vulnérabilité de son talon (cause interne),
  • Si Achille considère qu’il a toujours été un peu léger avec la protection de son talon (cause stable),
  • Si Achille estime qu’il aurait dû mettre plus d’efforts à combattre Pâris (cause contrôlable).

Mais Achille peut aussi choisir d’évoquer des causes externes (sa mère) et incontrôlables (Apollon) afin de réduire les affects négatifs qui pourraient altérer son estime de soi.
Pour ce faire, il mobilisera ainsi ce que l’on appelle le biais attributionnel d’autocomplaisance (oui, vous ne retiendrez pas ce terme :)).

Cette stratégie est très utilisée dans le sport de haut niveau, et s’inscrit dans une double démarche.
En cas de défaites, elle consiste à attribuer ces dernières à des causes principalement externes (ex : difficulté, contexte défavorable, arbitre), afin de minimiser les dégâts sur l’estime de soi (protection de soi).
En cas de victoires, celles-ci sont, a contrario, directement imputées aux capacités et aux efforts fournis par le sportif (valorisation de soi).

Apprendre à mieux reconnaître ce qui nous incombe lorsque nous réussissons

La recherche sur l’attribution causale met en évidence que nous n’analysons pas systématiquement tout évènement de notre vie. Ces évènements doivent avoir une singularité. Weiner (1985)4 identifie plusieurs facteurs dont le caractère inattendu de l’évènement ou si ce dernier est vécu comme un échec.

Nous analysons donc volontiers nos échecs, mais nous le faisons peu avec nos succès, sauf si ces derniers ont un caractère inattendu.
De plus, quand nous nous y prêtons, nous pouvons avoir tendance à expliquer notre réussite par des facteurs externes (ex : facilité de la tâche, chance, coup de pouce). Or, nous aurions plutôt intérêt à procéder comme les sportifs de haut niveau.

Mais attention ! Le but n’est pas de tomber dans un autre biais appelé l’erreur fondamentale d’attribution 🙂 C’est lorsque nous surestimons le poids des causes internes pour expliquer nos succès. Notons que nous pouvons aussi commettre cette erreur lorsque nous évaluons nos échecs, en nous attribuant une responsabilité personnelle démesurée.

Enfin, retenons que ce travail d’attributions causales est loin d’être anodin. Au-delà de l’impact sur notre estime de soi, cette analyse conditionne les chances de succès futurs que nous nous allouons. Ainsi, elle influence nos comportements, notre engagement et notre motivation dans de futures situations similaires (Weiner, 1985)4.

B. Est-ce que je me compare aux bonnes personnes ?

En l’absence de standards objectifs et absolus pour nous évaluer, nous allons nous comparer à d’autres individus : ce sont les comparaisons sociales (Festinger, 1954)5. Nous commençons à le faire lorsque nous sommes enfants, et cela s’accroît avec la maturité.

A qui est-ce que tu te comparerais-tu ?” comme vous le demanderez Nathalie de Tournez ménage 🙂
En 1984, Marsh et Parker6 ont mis en évidence que nous nous comparons, usuellement, à un ensemble de personnes proches de nous (modèle du cadre de référence). Et bien évidemment, ces personnes références varient en fonction des domaines.
Marsh et Parker ont également défini un concept à l’intitulé comique “l’effet gros poisson dans le petit bassin” :

  • Si nous évoluons dans un groupe de personnes très performantes sur un sujet donné, et que nous nous comparons à elles, notre estime de soi peut être impactée. Il en sera de même si nous nous comparons au meilleur (comparaison individuelle dite ascendante).
  • A contrario, si nous évoluons dans un groupe de personnes moins performantes que nous (d’où l’expression gros poisson dans un petit bassin), la comparaison pourra entraîner un renforcement de l’estime de soi. Il en sera de même si nous nous comparons à quelqu’un que nous percevons plus “faible” que nous (comparaison individuelle descendante). Notons que les individus qui ont une haute estime d’eux-mêmes procèdent à de nombreuses comparaisons de ce type !

Cet effet gros poisson-petit bassin offre plusieurs axes de réflexion intéressants :

  • Nos cadres de référence sont-ils toujours pertinents ?
  • Sommes-nous toujours obligés de nous comparer à ceux qui possèdent de meilleurs attributs que nous dans les domaines clés ?
  • Pourquoi, parfois, ne pas choisir d’être un gros poisson dans un petit bassin 🙂 ?

Enfin, nous nous comparons également aux standards sociaux fixés dans chaque domaine de vie. Là encore, correspondent-ils réellement à ce à quoi nous aspirons ? En valent-ils tous la peine ?

3. Suis-je en mesure d’ajuster mes idéaux ?


Le soi idéal correspond à ce que nous désirons profondément être, aux attributs que nous aimerions posséder.

Selon les domaines, nous n’aurons pas les mêmes attentes. En effet, nous nous fixons des standards plutôt hauts dans des domaines qui sont importants pour nous, et des standards plutôt faibles ou moyens dans les autres.

Par ailleurs, il a été démontré que si nous réussissons dans des domaines importants pour nous, notre estime de soi sera d’autant plus renforcée. A l’inverse, si nous connaissons des succès dans des domaines faiblement importants, alors il n’y aura pas d’impact positif significatif sur notre estime de soi.

Ce point est fondamental : l’estime de soi n’est pas qu’une question de réussite ou d’échec. La véritable question est : ai-je réussi ou échoué dans un domaine qui est important pour moi ? C’est la raison pour laquelle notre estime de soi peut être faible alors que nous réussissons dans de nombreux domaines, pour peu que ces domaines n’aient pas d’importance significative pour nous.

A. Quels sont les domaines possiblement importants pour nous ?

Vous et moi, il est fort probable que nous n’ayons pas les mêmes aspirations dans tous les domaines. En effet, Susan Harter, professeure en psychologie, connue pour ses contributions sur l’estime de soi des adolescents, nous apprend que les enfants, dès 8 ans, attribuent, déjà, des valeurs différenciées aux différents domaines de leurs vies.

Harter, au cours de ses études, a montré que les enfants ont tendance à accorder de l’importance à : la compétence scolaire, les compétences sportives, l’acceptation sociale, l’apparence physique et la conduite. A l’adolescence s’ajoute le domaine des relations intimes.
Il est à noter que l’apparence physique a une importance quasi-universelle chez les adolescents, et d’autant plus chez les filles, en raison des normes sociales physiques auxquelles la société les astreint.

Alors, quels sont les domaines importants pour vous ?

B. Puis-je ajuster mon idéal afin de réguler mon estime de soi ?

Oui ! La recherche a montré que nous mettions en place des stratégies de deux sortes. Nous sommes en capacité de réguler les domaines importants pour nous. Nous avons également la possibilité de réguler les standards que nous poursuivons au sein des domaines.

En 1985, Harter3 a détaillé la stratégie d’autopromotion de l’estime de soi, encore appelée stratégie du discount. Lorsque nous nous trouvons compétents dans un domaine, nous pouvons avoir tendance à lui donner plus d’importance.
Si nous rencontrons, à notre goût, trop d’échecs dans un domaine, nous pouvons choisir de ne plus le considérer avec autant de valeur.

Par ailleurs, si nous n’atteignons pas les standards visés dans un domaine clé, cela va nous affecter négativement. Dans ce cas, nous allons chercher à diminuer ou à supprimer ces affects négatifs. Pour y parvenir, nous allons redéfinir les standards que nous poursuivons. Cette redéfinition n’est pas à confondre avec une autre forme de régulation : la fuite. Prenons un exemple.

Dans son idéal, Jean-Michel, nouvellement arrivé au sein de la BU, aimerait avoir de bonnes relations avec les 10 directeurs techniques avec lesquels il est amené à répondre à des appels d'offres. Les relations harmonieuses au travail, c'est très important pour lui. 
Cependant, les relations avec deux des 10 directeurs de l'équipe technique sont compliquées. Ces directeurs ne veulent pas trop collaborer avec Jean-Michel, et ont tendance à critiquer sa contribution. Cela heurte Jean-Michel qui est déstabilisé. Son estime de soi commence à être ébranlée car il observe un écart entre les relations qu'ils désirent avoir et les relations qu'il a.  
Pour protéger son estime de soi, Jean-Michel peut redéfinir ses standards. Il peut noter qu'il entretient de bonnes relations avec 80% des directeurs. Leurs collaborations sont toujours intéressantes et constructives. Jean-Michel peut accepter, de façon consciente, que les relations ne soient pas les mêmes avec les deux autres. Il continuera de collaborer avec eux, d'être professionnel, mais il n'attendra plus d'eux une collaboration aussi qualitative qu'avec les huit autres directeurs. En des termes plus simples, Jean-Michel va lâcher prise !  
Jean-Michel peut aussi choisir de fuir les possibilités de collaboration avec les deux directeurs en question. En effet, en évitant les situations de travail avec les deux directeurs réfractaires, il limite le risque d'être altéré. Mais cette solution est-elle durable et saine pour son estime de soi ?   

Nota : fuir peut aussi être salvateur dans certaines situations 🙂

Cette régulation, sur le papier, semble logique. Toutefois, il a été observé qu’il était difficile de diminuer nos standards dans les domaines importants pour nous, si ces derniers le sont également pour les groupes sociaux auxquels nous appartenons. Par exemple, l’apparence physique est une préoccupation de la quasi totalité des adolescents. Aussi, les standards de ces derniers dans ce domaine sont généralement hauts et et les abaisser relève d’une tâche complexe. En effet, cela engendre le risque de ne plus plaire aux personnes qui sont significatives pour nous, d’être rejeté
Mais je vous parlerai plus en détail de tout cela dans mon prochain article.

A bientôt (je n’ose écrire “à très vite”).

Sources

1Johnson M., On the Dynamics of Self-Esteem : Empirical Validation of Basic Self-Esteem and Earning Self-Esteem, Department of Psychology, Stockholm Univeristy, 1997

2Famose J.-P. & Bertsch J., L’estime de soi : une controverse éducative, Presses Universitaires de France, 2009

3Harter S., The Self-Perception Profile for Children, University of Denver, Denver (col), 1985

4Weiner B., « An attributional theory of achievement motivation and emotion », Psychological Review, 1985, 92, p. 548-573.

5Festinger L., « A theory of social comparison processes », Human Relations, 1954, 7, p. 117-140

6Marsh H. W. & Parker J. W., « Determinants of students self concept : Is it better to be a relatively large fish in a small pond even if you don’t learn to swim as well ? », Journal of Personality and Social Psychology, 1984, 47, p. 213-231

Last Updated on 4 March 2024 by Daphnée DI PIRRO