Hacker sa vie professionnelle – Appréhender la peur de l’inconnu

J’ai peur : de perdre mon confort, de me tromper, de fragiliser l’équilibre familial par mes choix, de devoir réapprendre, etc.

Je sais ce que je vais perdre, mais je ne sais pas ce que je vais gagner.

Et si je me trompais ?

J’ai peur d’aller vers quelque chose que je ne connais pas, que je ne maîtrise pas…

Les êtres humains ont une peur viscérale de l’inconnu. Cela explique que l’incertitude – que ce soit à l’échelle “macro” lors d’une crise économique, sanitaire ou géopolitique mondiale ou bien à l’échelle “micro” (“Vais-je décrocher ce poste ? Ce projet sera-t-il couronné de succès ? Suis-je sur la bonne voie dans ma vie professionnelle ?”) – puisse être source d’angoisse, d’épuisement, voire d’affaiblissement. Ce réflexe instinctif nous fait parfois omettre un fait crucial : l’incertitude et la possibilité sont le “pile” et le “face” d’une même pièce.

Furr et Harmon Furr1, p. 78

Des changements de fonctionnement dans son service, une reconversion, un changement d’entreprise, de service, un nouveau process, un nouveau poste qui requiert une nouvelle posture… quelles que soient sa nature et sa profondeur, un changement professionnel représente une prise de risque et nécessite de composer avec l’incertitude.

Nous pouvons nous retrouver paralysés, même si nous avons envie d’y aller. Pourquoi ? Parce que nous avons peur : peur de mal faire, peur de nous tromper, peur d’échouer, peur de perdre, etc. Nous pouvons rassembler ces émotions sous un même vocable : la peur de l’inconnu.

Pour affronter une peur, rien de mieux que de la comprendre pour pouvoir la dépasser.
Cet article vous apportera, je l’espère, quelques clés de compréhension sur nos comportements face à l’incertitude, et des leviers pour appréhender votre peur de l’inconnu.

Nota : je m’appuie sur des concepts de prises de décision issus de sciences économiques, que j’ai transposés aux choix professionnels.

1/ Face au risque, nous ne sommes pas égaux


A. Êtes-vous riscophobes ou riscophiles ?

Pour répondre à cette question, jouons un peu. Préférez-vous :

  • A/ Gagner de façon certaine 100 € ?
  • B/ Ou une chance sur 2 de gagner 200 € / une chance sur 2 de ne rien gagner ?

Les deux propositions ont la même valeur espérée : 100 €. Si vous avez choisi la première proposition, vous êtes plutôt riscophobes. Si vous avez décidé de tenter de gagner plus, en prenant le risque de ne rien gagner (option B), alors vous êtes plutôt riscophiles.
Vous pouvez aussi ne pas avoir de préférence, et cela révèle un comportement plutôt neutre face au risque.

B. Une aversion qui varie d’un individu à l’autre

Pour la majorité d’entre nous, notre aversion au risque est plutôt élevée.

Certains ont une aversion plutôt faible. Est-ce le cas, par exemple, des entrepreneurs ? Nicolas Eber2 met en évidence que la littérature est mitigée sur ce sujet. Certaines études1 mettent en évidence que oui (ou une attirance pour le risque). D’autres posent l’hypothèse que les entrepreneurs ont plutôt une tendance à l’excès de confiance et d’optimisme.

Le contexte peut aussi être de nature à renforcer ou diminuer notre aversion au risque. En effet, notre histoire personnelle et notre position sociale sont deux facteurs qui ont un impact significatif. Par exemple, l’envie de grimper dans l’échelle sociale peut engendrer des prises de risques importantes.

Dans le jeu précédent, quelle que soit l’option retenue, nous n’avions rien à perdre. Mais quelle est notre sensibilité au risque lorsque notre choix peut engendrer des pertes ? Pour répondre à cette question, je vais vous présenter un concept dont je vous ai déjà parlé dans un précédent article : l’aversion à la perte.

2/ Nous n’aimons pas perdre


La théorie des perspectives de Kahneman et Tversky3 met en évidence la façon dont nous prenons nos décisions face à des choix risqués. Elle s’appuie, en particulier, sur deux idées centrales : l’effet “point de référence” et la fameuse aversion à la perte.

A. Nous évaluons les gains ou les pertes à partir d’une référence

Face à un choix, nous n’évaluons pas les résultats attendus de façon absolue. Nous les évaluons en fonction d’un point de référence. Par exemple, vous candidatez sur le poste de vos rêves. Vous êtes retenu(e). L’offre qui vous est faite est un salaire mensuel de 2 500 €. Si vous gagnez actuellement 2 000 €, vous êtes complètement gagnant(e). Si vous gagnez 2 880 €, la perte est possiblement absorbable. En revanche, si vous gagnez 4 000 €, cela impactera significativement l’économie de votre foyer. Aussi, il est très probable que la décision soit moins aisée à prendre que dans les deux premières situations.

Par ailleurs, l’évaluation que nous faisons de ce point de référence peut être altérée par l’effet de dotation.
Dès lors que nous possédons quelque chose, nous pouvons avoir tendance à lui attribuer plus de valeur qu’il n’en a réellement.
Par exemple, nous observons couramment la tendance des propriétaires à surévaluer leur bien immobilier. Leur attachement à ce bien explique cela. En entreprise, c’est pareil : certains services ou certains collègues ont du mal à lâcher une partie de leur territoire. Ils se sentent propriétaires de celui-ci.
Aussi, cet effet de dotation peut conduire à une surévaluation de ce que nous possédons, et donc au statu quo.

B. Nous détestons plus perdre que nous n’aimons gagner

Face à un choix risqué, nous avons un biais cognitif majeur : l’aversion à la perte.
Cela signifie simplement que l’impact psychologique d’une perte est plus fort que la joie ressentie grâce à un gain de même valeur.
Selon Kahneman et Tversky, si vous perdez 100 €, il faudra que vous gagniez a minima 200 € pour compenser cette première perte. En effet, selon eux, nous sommes généralement 2 fois plus sensibles à une perte qu’à un gain d’une même valeur.

Transposons cela à un questionnement professionnel classique.

Claire évolue dans un poste qui ne l'épanouit plus autant qu'avant. Elle ressent de l'ennui dans ses missions, mais elle a de bonnes conditions de travail : une liberté d'organisation, 2 jours de télétravail, un bon salaire et un environnement de travail plutôt stable et sain. Pour elle, l'intérêt des missions et des conditions de travail satisfaisantes sont tout aussi importants. 
Un jour, un recruteur lui propose un poste dont les missions correspondent exactement à ce à quoi Claire aspire. Cependant, il faudrait qu'elle renonce à quelques avantages (-1 jour de télétravail, des horaires à respecter, et rejoindre un service en pleine réorganisation). Selon le concept d'aversion à la perte, Claire choisira très certainement de rester à son poste, sauf si elle pense que ces nouvelles missions compenseront "2 fois" la perte de ses avantages. 

Le cas de Claire met en évidence que l’aversion à la perte favorise le biais de statu quo.

C. Pour éviter de perdre, nous savons parfois prendre des risques

Certains d’entre nous ont une aversion au risque élevé quand il s’agit des gains : nous allons préférer gagner 50 € de façon certaine, plutôt que d’essayer d’en gagner plus, en prenant le risque de ne rien gagner du tout. Mais nous pouvons aussi avoir une aversion au risque faible dès lors qu’il s’agit d’éviter des pertes ! Cela s’appelle l’effet de réflexion.

Je trouve que ce concept explique assez bien ce que je constate chez les personnes que j’ai pu accompagner : nous avons tendance à engager un changement lorsque nous nous retrouvons “au pied du mur”. Par exemple, notre manager part et nous n’avons pas d’affinité avec son remplaçant : nous risquons de perdre en qualité d’échanges. Ou bien, une réorganisation est envisagée, et nous risquons d’avoir un périmètre de missions plus restreint. C’est souvent dans ces cas-là, que nous osons nous lancer vers un renouveau professionnel !

Bien évidemment, nous savons aussi prendre des risques pour nous réaliser, au-delà de nos peurs de “perdre” !

D. Quand nous peinons à renoncer à ce que nous avons déjà perdu

Face à la perte, nous avons parfois des comportements étonnants, qui s’expliquent par le coût émotionnel de celle-ci. Parmi ceux-ci, il y a le biais des coûts irrécupérables.
L’exemple le plus parlant est celui de la joueuse de poker qui a déjà misé pas mal d’argent, et “qui ne se couche pas” pour cette raison alors qu’elle n’a pas un bon jeu. Rationnellement, elle devrait se coucher afin de ne pas perdre plus qu’elle n’a déjà perdu. Mais elle ne le fait pas.
Ce biais entraîne une escalade de l’engagement.

L’un des exemples professionnels les plus révélateurs de ce biais est celui qui consiste à persister dans une voie professionnelle non-enthousiasmante, en raison de l’investissement consenti jusqu’alors. L’un des leviers face à ce biais est de dédramatiser, dans la mesure du possible, les coûts engagés et non-récupérables.

Sur ce point, plus facile à dire qu’à faire, me direz-vous. Cela reste pourtant faisable, si nous parvenons notamment à changer de regard, en bousculant nos croyances.

3/ Face à un choix risqué, comment oser se lancer ?


Aucun de nous n’est condamné à être paralysé par l’incertitude.

Furr et Harmon Furr1, p. 79

A ce titre, l’une des premières clés est de nous remémorer nos réussites et le chemin associé : il a nécessairement été fait d’incertitudes, et nous avons su les traverser. Nous avons la capacité de traverser.

Dans cette partie, je ne parlerai pas de ce que nous pouvons mettre en œuvre pour limiter la prise de risque. Sur ce point, je vous invite à (re)lire l’article4 sur l’évaluation des options qui s’offre à nous. En résumé, deux idées clés sont à retenir : récolter des informations de qualité ET tester, si possible, avant de décider.

Je vais simplement vous partager trois leviers que j’ai expérimentés ou que j’ai observés chez ceux qui, malgré les doutes, ont confiance dans leurs capacités à composer avec l’incertitude.

A. Changer d’angle de vue

La façon que nous avons d’appréhender une situation ou une problématique influe sur nos choix, sur nos préférences et sur nos comportements. Cela s’explique, entre autres, par l’effet de formulation (ou biais de cadrage).
L’illustration la plus connue de l’effet de formulation porte sur des choix quant à des moyens de sauver des vies. Par exemple, préférez-vous un médicament qui sauvera la vie de 95% des personnes malades, ou un médicament qui provoquera la mort de 5% d’entre elles ? Intuitivement, nous avons envie de choisir la première possibilité. Or, comme vous le constatez, ces deux propositions sont strictement identiques.

Face à une situation professionnelle qui vous questionne, il est toujours important d’essayer de l’envisager sous un ou plusieurs autres angles. Pour ce faire, je vous invite à bousculer vos croyances. Par exemple :

  • Mon point de référence est-il le bon ?
  • Les peurs que je ressens sont-elles toutes avérées ? Par exemple, est-ce que si je choisis ce poste, je me condamne réellement d’un point de vue professionnel ? Si j’accepte cette évolution, n’ai-je vraiment aucun moyen de revenir en arrière si je ne me sens pas à ma place ? Etc.
  • Si je change de job, et que je ne m’y épanouis pas, je ne suis pas “obligé(e)” d’y rester 3 ans, au risque de passer pour une girouette. J’ai le droit de me tromper, et j’ai le droit de rectifier ma trajectoire.

Ce dernier point est fondamental : nous avons le droit de nous tromper.

(…) il faut s’octroyer le droit à l’échec. On a un vrai problème avec l’échec dans notre société. On ne doit pas échouer et si jamais on échoue, on nous enseigne qu’il faut faire attention de ne pas le mentionner dans notre CV. On développe donc une peur de l’échec. C’est idiot ! Échouer est tout à fait normal, ça fait partie de la vie.

Gounelle5, p.10

Et puis, au fond, comme vous dirait une personne chère à mes yeux : cela peut aussi bien se passer :).

Nota : pour vous aider dans votre réflexion, vous pouvez vous appuyer sur les exercices usuels sur les croyances et les peurs, que vous trouverez aisément sur Internet.

B. Voir l’incertitude comme un état stimulant

Il est inutile de rappeler à quel point les entreprises peuvent faire preuve d’innovation dans un contexte d’incertitude. Il en est de même pour nous !
J’évoquais précédemment l’importance de questionner le regard que nous portons sur certaines situations. Ici, il s’agit de questionner notre façon d’appréhender l’incertitude.
Lorsque nous faisons face à un changement professionnel, nous pouvons aussi décider que nous allons apprécier ce nouveau challenge, et le chemin afférent. Certains d’entre nous ont peut-être tendance à se dire : cette transition va être inconfortable, mais je pourrai me détendre lorsque j’aurai rejoint une nouvelle zone de confort.

Finalement, pourquoi ne pas envisager ce chemin comme une période enthousiasmante ? En effet, c’est une phase pendant laquelle nous apprenons, nous observons, nous nouons de nouveaux liens, nous affrontons des difficultés que nous parvenons à surmonter, etc. Nous (re)prenons conscience de notre capacité d’adaptation, et de notre capacité à traverser les changements. Aussi, c’est une période qui peut renforcer notre confiance en nous.

C. Des petits pas valent mieux que l’immobilisme ruminant

Au travers de mes accompagnements, je constate à quel point nous pouvons rester bloqués face à l’incertitude. Nous ruminons nos questions : j’y vais ou je n’y vais pas ? Comment savoir que je fais le bon choix ? J’ai envie de changement, mais j’ai peur, comment dépasser cette peur ? Etc.

L’immobilisme ruminant n’apporte pas de réponse ! Une action, aussi petite soit-elle, peut en apporter.

Agir est l’une des choses les plus importantes quand vous êtes en proie à l’incertitude, puisque vous apprenez à chaque pas que vous faites. Une étude de Timothy Ott et Kathleen Eisenhardt montre que les avancées les plus fructueuses surviennent après une série de petits pas et non à la suite de gros efforts hasardeux. Le fait de commencer dans la modération peut s’avérer plus efficace et moins générateur d’anxiété que d’essayer de tout faire à la fois.

Furr et Harmon Furr1, p. 81

Avancer pas à pas est une façon d’appréhender nos peurs, et de renforcer la confiance que nous nous portons.

Et si vous rencontrez des difficultés à vous lancer, à être réguliers dans vos petits pas, un accompagnement peut vous être utile !

Sources

1Furr N. & Harmon Furr S., “Surmonter sa peur de l’inconnu”, Le Must de Harvard Business Review – Hors série, Juillet-Août 2023, p. 76-82

2Eber N., « Chapitre 6. Aversion au risque, aversion à la perte et aversion à l’ambiguïté », La psychologie économique & financière. Comment la psychologie impacte nos décisions, sous la direction de Eber Nicolas, De Boeck Supérieur, 2020, p. 107-128.

3Kahneman D. & Tversky A, “Prospect theory: An analysis of decision under risk”, Econometrica, 1979, Vol. 47, n°2, p. 263-291

4https://captomove.fr/index.php/2022/10/09/prise-de-decision-comment-evaluer-au-mieux-vos-options/

5“Grand entretien – Laurent Gounelle”, Chemins, 2022, n°12, p. 6-17

Last Updated on 26 November 2023 by Daphnée DI PIRRO