Hacker sa vie professionnelle – Rester ou s’écarter de la norme

Je me suis lancée à corps perdu (toute proportion gardée !) dans un sujet qui relève d’une discipline que je conceptualisais peu jusqu’alors : la psychologie sociale.

(La psychologie sociale consiste en) l’étude scientifique de la façon dont les pensées, sentiments et comportements des individus sont influencés par la présence réelle, imaginaire ou implicite des autres.

Allport1, p.5

La psychologie sociale traite de nombreux champs, et notamment celui de l’influence sociale. L’influence sociale comprend tous les processus qui entrent en jeu “dans l’élaboration, le maintien, la diffusion ou la modification des systèmes de croyances, lors d’interactions de nature conflictuelle2 (p. 196). Autrement dit, l’influence sociale décrit ce qui se joue lorsque nous sommes confrontés à une source d’influence dont le point de vue est en contradiction avec le nôtre. Comment parvenons-nous à résoudre ce conflit ? En refusant le point de vue ? En l’acceptant à moitié ? En l’intégrant ? En nous soumettant ? Etc.

Parmi ces points de vue, ces sources d’influence, il y a les normes sociales.
Nous évoluons dans de multiples groupes de référence : la famille, l’école, l’entreprise, les amis, l’État, l’Europe, etc. Chaque groupe possède ses propres normes, dont la prégnance est plus ou moins forte.

Si j’ai choisi d’en parler dans ma série d’articles sur les verrous professionnels, c’est parce que je constate régulièrement à quel point elles constituent un frein.
Bien évidemment, elles sont indispensables, car elles offrent un cadre psychologique de référence, essentiel à tout bon fonctionnement social. Cependant, face à un problème professionnel, il peut arriver que la résolution de ce dernier passe par la transgression d’une ou plusieurs normes sociales. Par exemple :

  • Dans mon entreprise, la norme, pour pouvoir évoluer professionnellement, est d’occuper des fonctions managériales. Or, il est possible que le management nous intéresse peu.
  • Dans ma famille, la norme est le salariat, et se lancer en indépendant n’est pas du tout valorisé. Or, c’est mon envie.
  • Dans ma famille, la norme est d’occuper un poste de cadres en industrie. Or, j’ai envie d’exercer un métier d’artisan.
  • Dans la société, les carrières ascendantes constituent la référence d’une carrière réussie.
  • Dans mon entreprise, la norme est d’avoir un bureau individuel quand on est manager. Or, j’ai envie d’être avec mon équipe, et donc en bureau partagé.
  • Etc.

Alors, pourquoi avons-nous, parfois, du mal à nous écarter de la norme ?

Je n’ai pas la prétention de vous apporter une réponse complète ! En revanche, des éléments de réflexion oui :). Après quelques définitions autour des normes sociales, je vous présenterai ce qui nous pousse au conformisme. Puis, je vous expliquerai en quoi la normativité renforce la valeur sociale que nous attribuons à autrui. Et donc, pourquoi, en nous écartant de la norme, nous pouvons avoir l’impression d’altérer notre valeur sociale.

1/ Les normes sociales


A. Les normes sociales, un cadre psychologique de référence

Selon la définition donnée par l’Académie française, une norme correspond à ” (un) type, (un) état, (un) comportement qui peut être pris pour référence ; (un) modèle, (un) principe directeur qu’on tire de l’observation du plus grand nombre3.

Dans cette définition, il y a deux notions importantes . Ce que nous prenons comme référence et qui est partagé par un groupe d’individus (plus ou moins important).

Quant à la dimension sociale d’une norme, Dompnier et Pansu4 l’associent à une prise de position idéologique (valeurs et idéaux dominants) partagée par un groupe :

Rappelons que la composante sociale d’une norme reflète une prise de position idéologique partagée par les membres d’un groupe de personnes ou d’une société, qui, en tant que telle, permet de prendre des décisions et de guider les actions et attitudes des membres de ce groupe ou de cette société.

Dompnier et Pansu4, p. 64

Ainsi, les normes sociales, non écrites, constituent un cadre psychologique de référence2. En effet, elles orientent nos comportements, nos jugements et nous permettent d’appréhender les autres.

Enfin, notons que ces règles collectives revêtent, de fait, une dimension d’approbation et de désapprobation. En caricaturant le propos, dans un groupe donné et/ou dans une situation donnée, nous devons nous comporter de telle façon, et pas d’une autre. Un comportement déviant peut aboutir à une sanction.

B. Comment me comporter ou comment “bien faire”

Il existe deux grandes familles de normes sociales : les normes descriptives (normes sociales qui guident nos comportements) et les normes injonctives (normes sociales qui façonnent nos jugements).

Les normes descriptives sont les normes sociales qui guident ou dictent nos comportements dans une situation donnée (et au sein d’un groupe social de référence). Il s’agit de conduites socialement désirables.
Par exemple, il est d’usage de chuchoter dans une bibliothèque ou de mettre sa main devant la bouche en cas de toux. Au sein d’une entreprise, il y aura des normes autour du tutoiement / vouvoiement, de la tenue vestimentaire, etc. Enfin, au sein de la famille, il y aura, par exemple, des comportements d’usage pendant les repas (comme éviter les débats politiques :)).

Les normes injonctives, elles, s’appuient sur des jugements : elles reflètent ce qu’il est bon de penser, ce qui est approuvé ou désapprouvé. Elles renvoient à ce qui est “moralement valorisé ou dévalorisé de faire dans une situation donnée” (Girandola et al., 2019)2.

Aussi, les normes injonctives jouent un rôle capital dans l’évaluation sociale que nous faisons des autres individus, et réciproquement. Nous y reviendrons dans un autre chapitre.

2/ Pourquoi nous y conformons-nous ?


L’Académie française décrit le conformisme comme la “tendance à suivre en toutes circonstances les idées, les modes, les mœurs, le langage du milieu dans lequel on vit, du groupe auquel on appartient5.

En psychologie sociale, le conformisme est la résultante d’une négociation entre soi et le groupe de référence qui fait autorité.

(…) le conformisme à une idée avancée par une source d’influence est le résultat d’une négociation tacite entre les points de vue d’un groupe ou d’un individu qui font autorité et ceux qui s’y trouvent confrontés. Cette négociation a lieu pour résoudre le conflit provoqué par leur divergence. La solution choisie dans le cas du conformisme correspond à une réduction de ce conflit par l’adoption de la norme qui fait autorité.

Girandola et al.2, p. 181

A. Pour être appréciés et acceptés par les autres

L‘influence normative (Deutsch et Gerard, 1955)6 décrit le fait de se conformer aux attentes d’un groupe de référence afin de :

  • Être apprécié(e) par celui-ci,
  • S‘assurer de ne pas être désapprouvé(e), et donc, de ne pas subir des sanctions en cas de transgression. Les sanctions associées sont plus ou moins fortes selon la profondeur de la transgression et la prégnance des normes dans le groupe social donné.

Selon Kelman (1958)7, nous conformer pour être appréciés peut être motivé par deux raisons :

  • Sur le fond, nous n’adhérons pas à la norme du groupe (ou d’un individu), mais nous nous y plions pour pouvoir continuer d’être acceptés, et surtout, pour “avoir la paix”. Cette typologie de conformisme est d’autant plus marquée lorsque le groupe (ou l’individu) est dans une position de pouvoir par rapport à nous (ex : manager, parents). Kelman nomme ce type de conformisme la complaisance.
  • Ou bien, pouvoir maintenir ou créer des relations positives avec un groupe de référence (ou individu de référence) constitue l’élément le plus important. Nous sommes alors prêts à adopter les règles du groupe, auxquelles nous pouvons adhérer complètement ou non. L’exemple le plus pertinent est celui des enfants qui acceptent les règles établies par les parents, car préserver l’attachement avec ces derniers est le plus important. Kelman nomme ce type de conformisme l’identification.

B. Pour ajuster notre comportement, notre façon de penser

L’influence informationnelle (Deutsch et Gerard, 1955)6 décrit notre tendance à nous référer à ce que font les autres lorsque nous nous trouvons dans une situation ambigüe ou incertaine et que nous cherchons une issue la plus objective et correcte possible. Nous attribuons aux autres une valeur informationnelle. Nous les observons pour adapter notre propre façon de faire ou de penser, pour prendre des décisions éclairées.

Ce type de conformisme peut être corrélé à ce que Kelman (1958)7 nomme l’intériorisation. Contrairement au conformisme impulsé par la volonté d’être apprécié(e) par les autres, ou en tout cas, de ne pas être désapprouvé(e), l’intériorisation s’inscrit dans une autre perspective. En effet, la ou les sources d’influence et les informations retenues vont modifier, en profondeur, notre système de valeurs, de croyances.

3/ Normes et valeur sociale d’une personne


A. La valeur sociale d’une personne (VSP)

Dubois et Pansu (2013)8 rappellent que nous avons deux niveaux de connaissances des personnes : une connaissance dite descriptive (scientifique, par exemple décrire un muscle) et une connaissance évaluative.

Évaluer les autres, c’est leur attribuer une valeur sociale : c’est-à-dire évaluer ce que nous pouvons “faire” avec ces derniers, dans un rapport social donné.
Nous exprimons, très couramment, cette évaluation sous l’angle des traits de personnalité : cette personne est gentille, aimable, vive, colérique, etc. Nous pensons que ces traits sont descriptifs, mais ils véhiculent en réalité une valeur sociale. En effet, nous allons usuellement accorder plus de valeur à une personne décrite comme gentille ou vive.
De fait, nous aurons très certainement plus envie d’interagir avec une personne gentille, et nous serons plus intéressés par recruter une personne que nous jugeons vive. Dans cet exemple, je mets en évidence les deux dimensions de la valeur sociale des personnes.

D’abord, la désirabilité sociale (tout pour être aimé(e)) : est-ce que cette personne suscite des affects positifs ou négatifs dans ces rapports avec les autres ? Donne-t-elle envie d’entrer en relation avec elle ?
Des recherches ont montré que certains traits de personnalité renforcent la désirabilité sociale d’une personne (ex : agréable, sympathique, honnête) et d’autres la diminuent (ex : hypocrite, vantard, mesquin).

Puis, l’utilité sociale (tout pour réussir) : est-ce que cette personne, au sein d’une organisation, réalise, avec compétences et aisance, ce qu’elle doit faire ? Derrière cela, il y a quasiment une notion de valeur économique. De plus, il est fondamental d’avoir en tête que c’est le fonctionnement social qui détermine ce qui est utile ou ne l’est pas. De même, certains traits de personnalité renforcent l’utilité sociale d’une personne (ex : travailleur, intelligent, ambitieux) et d’autres la diminuent (ex : timide, instable, naïf).

B. Si je suis dans la norme, m’accorde-t-on plus de valeur sociale ?

Nous venons de voir l’évaluation de la valeur sociale d’une personne sous l’angle des traits de personnalité. Il existe une seconde base d’attribution de la VSP : sa normativité.
Il est admis que les personnes normatives sont jugées plus positivement par les autres que celles qui le sont moins. Leur valeur sociale est plus élevée.

Pour illustrer ce propos, voici un focus sur deux normes sociales et les évaluations associées.

Focus sur la norme sociale d’internalité

Cette norme, apprise dans le système éducatif, valorise les explications dites “internes” à ce que nous vivons (compétences, intérêts, efforts, motivations, etc.). Ainsi, une personne expliquant sa réussite grâce à son travail acharné sera jugée plus positivement qu’une personne l’attribuant à un facteur externe, comme par exemple, le hasard ou l’aide apportée par un tiers.
De même, justifier un échec par des raisons internes est mieux valorisé que l’inverse (d’où les messages florissants sur les échecs sur les réseaux sociaux !).

Cette norme est rattachée à trois paradigmes, dont celui du paradigme des juges.
Lorsque nous sommes en position d’évaluateur, nous avons tendance à donner plus de valeur aux personnes ayant mis en avant des explications causales internes. Et ceci, même si nous avons tendance, en tant qu’individus, à expliquer nos réussites ou nos échecs par des causes externes.
Pourquoi ? Dubois et Beauvois (2001)9 donnent plusieurs explications à cela, et notamment le fait qu’en tant qu’évaluateur, nous nous positionnons en représentant du fonctionnement social, et qu’ainsi, nous nous rattachons plus facilement aux normes afférentes.

Focus sur la norme de consistance

La norme de consistance reflète la cohérence entre nos idées, entre nos idées et nos comportements, et entre nos comportements. Une forte consistance est associée à la régularité. Une consistance plus faible est associée à la spontanéité et au changement.

Plusieurs études ont montré qu’une forte consistance est davantage valorisée socialement. En effet, il a été demandé à des participants de renseigner un questionnaire de préférence pour la consistance (PPC). Les participants ayant eu pour consigne de donner une bonne image d’eux-mêmes ont obtenu un score élevé en PPC (et inversement). En outre, Channoug et Mangard (1997)10 ont montré qu’une personne ayant un score élevé en PPC était jugée comme plus appréciable, plus sympathique et plus sérieuse qu’une autre ayant un faible score en PPC. De même, des études ont montré que nous attribuons plus de chance de réussite aux personnes ayant une forte consistance.

Nota : il existe d’autres normes qui renforcent la valeur sociale que nous donnons aux autres, à l’image de la norme d’autosuffisance (trouver les solutions en soi-même).

4/ En conclusion


Tout en rappelant la nécessité des normes sociales, il est aussi important d’avoir en tête ceci : ce qui est socialement approuvé par nos groupes de référence influent sur nos décisions.

Ainsi, lorsque nous devons faire un choix professionnel (dans notre quotidien ou pour notre évolution), ou que nous nous sentons en dissonance, il est intéressant de conscientiser ces normes (ou système de croyances), et de les questionner.

Sur quoi sont-elles fondées ? A quel groupe de référence appartiennent-elles ? Est-ce la bonne référence pour moi (la réponse peut être oui :)) ?
Si je ressens un conflit, pourquoi est-ce que je continue de m’y conformer ? Pour ne pas altérer ma valeur sociale ?
De quoi ai-je peur en cas de transgression ? Cette peur est-elle fondée ? Est-elle insurmontable ?

Je finirai cet article sur un questionnement que j’ai depuis quelque temps, et que la lecture des nombreux articles sur les normes et l’influence sociale a renforcé.
Je constate que certaines personnes expriment des envies de changement professionnel, sans pour autant être capables d’identifier l’origine de ces envies. Quand nous creusons la situation professionnelle, elle est plutôt positive et alignée avec leurs envies, leurs valeurs, leurs compétences, etc.
Aussi, je me dis qu’une des explications possibles à cela est peut-être la normalisation des envies de changement professionnel ! En effet, nous sommes immergés, voire noyés, de propos sur les envies d’ailleurs des travailleurs, et sur les témoignages de reconversion. Ces personnes subissent peut-être cette influence sociale…

PS : comme ces notions sont assez nouvelles pour moi, je ne suis pas à l’abri d’erreurs (même si j’ai bien potassé le sujet). Aussi n’hésitez pas à me le dire !

Sources

1Allport G., The nature of prejudice, Reading : Addison-Wesley, 1954

2Girandola F., Demarque C. & Lo Monaco G., Psychologie sociale, Armand Colin, 2019

3Définition d’une norme : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9N0668

4Dompnier B. & Pansu P., “Norme d’internalité et unités d’analyse : pour une redéfinition du statut de la mesure dans l’étude des normes sociales de jugement”, Revue internationale de psychologie sociale, 2010, vol. 23, n°4, p. 63-89

5Définition du conformisme : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C3544?history=0

6Deutsch M. & Gerard H.B., “A study of normative and informational social influences upon individual judgment”, The Journal of Abnormal and Social Psychology, 1955, vol 51, n°3, p. 629-636

7Kelman H. C., “Compliance, identification, and internalization three processes of attitude change”, Journal of Conflict Resolution, 1958, Vol. 2, n°1, p. 51-60.

8Dubois N. & Pansu P., Chapitre “Les valeurs sociales et la connaissance des personnes : Qu’entend-t-on par valeur sociale des personnes ?”, dans le livre Du mot au concept : Valeur, Édition: Le Séminaire, Presses universitaires de Grenoble, 2013, p. 193-212

9Dubois N. & Beauvois J.-L., “Désirabilité et utilité : deux composantes de la valeur des personnes dans l’évaluation sociale” Orientation scolaire et professionnelle, 2001, 30/3, p. 391-400.

10Channouf A. & Mangard C., “Les aspects socionormatifs de la consistance cognitive”, Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 1997, n°36, p. 28-45.

Last Updated on 3 November 2023 by Daphnée DI PIRRO