Vous avez élargi les options.
Vous avez appris à recueillir les informations nécessaires pour que chaque option envisagée soit étudiée de façon la plus juste possible.
Et pourtant, vous ne parvenez pas à prendre cette décision. Vous êtes face à un profond dilemme.
Les frères Heath1 indiquent que cette situation n’est pas un passage obligé de la prise de décision. En effet, les étapes d’élargissement des options et du recueil d’informations facilitent très souvent cette dernière (une des options tend à se dégager très clairement). Ou bien, face à un blocage, revenir à ces deux étapes précédentes, de façon itérative, peut être suffisant pour dégager l’option à retenir.
Cependant, il existe des décisions sur lesquelles nous bloquons. Cela est assez fréquent en matière de carrière. L’un des dilemmes classiques est le suivant : changer de travail pour plus d’épanouissement ou conserver son confort de vie actuel (ex : zone de confort professionnelle, organisation en place, rémunération, etc.).
Nous avons alors tendance à entrer dans un tourbillon émotionnel.
Les auteurs sont clairs : nous devons écouter nos émotions. Cependant, elles ne doivent pas être l’unique moteur de nos prises de décision ou de nos non-décisions.
Dans ce tourbillon émotionnel, l’un des risques est de céder aux émotions immédiates.
Notre pire ennemi dans la résolution de ces conflits est peut-être l’émotion immédiate, qui n’est pas toujours de bon conseil. Les personnes qui racontent les pires décisions qu’elles aient prises dans leur vie évoquent souvent des choix faits sous l’emprise d’une émotion viscérale : colère, désir, anxiété, cupidité.
Chip & Dan Heath1, p.200
Parmi celles-ci, il y en a deux en particulier : la préférence naturelle pour le statu quo et la confusion due à notre tendance à complexifier l’analyse. Je vous les détaille ci-après, puis je vous partagerai les leviers visant à se distancier le plus possible de nos émotions immédiates.
1/ Notre préférence naturelle pour le statu quo
A. Le principe de simple exposition
Depuis des décennies, les psychologues étudient ce phénomène, ou « principe de simple exposition », qui fait qu’on acquiert une préférence pour les choses plus familières (c’est à dire qu’être simplement exposé à voir une chose conduit à la voir de manière plus positive).
Chip & Dan Heath1, p.206
Pour illustrer ce principe, les auteurs s’appuient sur une étude2 conduite par des psychologues assez insolite.
En réalité, nous ne connaissons pas notre véritable visage. Au sens premier du terme. Nous ne le connaissons que par l’image que les miroirs nous renvoient. Soit l’image inversée de notre véritable visage !
Aussi, l’étude a consisté à montrer aux personnes concernées et à leur entourage 2 photos de leur visage : celui qu’ils connaissaient et celui que les autres voyaient. Verdict ? L’entourage préférait la photo du visage réel et les personnes concernées celle du visage renvoyé par le miroir. Les chercheurs ont donc conclu à une appétence marquée pour la familiarité.
B. Le principe de simple exposition et la vérité
Ce principe tend à influencer ce que nous pensons être vrai. Pour le démontrer, voici les résultats d’une autre expérience3 tout aussi insolite.
Les chercheurs ont soumis des participants à des phrases, qu’ils ont présentées comme possiblement vraies ou non. Ces phrases avaient la caractéristique d’être atypiques. Par exemple « la fermeture à glissière a été inventée en Norvège« .
Résultat : les phrases auxquelles ils avaient été exposés 3 fois leur semblaient plus vraies que celles pour lesquelles ils avaient été exposés 1 fois. Aussi, la récurrence avait influencé la confiance.
Nous sommes donc empreints de vérités ingérées ! Certaines se sont vérifiées, mais d’autres restent des suppositions, des croyances parfois individuelles, parfois collectives. En matière de carrière, je vous en ai déjà présentées certaines, les plus fréquentes étant :
- Il n’est pas raisonnable de renoncer à ce confort de vie
- Renoncer à des acquis d’ancienneté, c’est dommage
- Si je veux évoluer, je dois manager
- Ce n’est pas le bon moment (ex : enfants en bas âge, crédit immobilier, passer encore 2 ans à ce poste, etc.)
- Rester plus de 3 ans dans un poste n’est pas bon pour la carrière
- Il n’est pas possible de quitter son poste après seulement 1.5 ans
- Une proposition avec un meilleur salaire se refuse difficilement
- Si je veux progresser dans ma carrière, je suis obligée de passer par telle ou telle expérience
- Se reconvertir présente de nombreux risques
- Etc.
Aussi, les auteurs mettent en évidence que nous pouvons prendre des décisions que nous pensons rationnelles, mais qui se basent uniquement sur des principes que nous croyons vrais (avec sincérité). Ces derniers ne le sont pas nécessairement, mais résultent du principe de simple exposition.
C. Un statu quo renforcé par notre aversion pour la perte
Ce principe de simple exposition représente donc une forme plus subtile de l’émotion immédiate. Une émotion pas aussi saisissante que la peur, le désir ou la confusion, mais qui néanmoins nous tire en arrière (…). Une préférence pour les choses familières est nécessairement une préférence pour le statu quo.
Chip & Dan Heath1, p.208
Cette appétence pour le statu quo se renforce en raison de notre aversion pour la perte, qui est plus forte que l’appât du gain. Sur la base de différentes recherches, il a été même démontré que la douleur ressentie face à la perte est 3 à 4 fois plus forte que le plaisir d’avoir gagné4.
En matière de carrière, cet éclairage permet de mieux comprendre les dilemmes qui incluent des renonciations (ex : reprendre des études et renoncer à un certain confort de vie) ou qui nécessitent de sortir de sa zone d’expertise (ex : changement d’entreprise, changement de secteur).
Cette donnée apporte également une perspective intéressante sur le vécu de certains retraités, qui vivent mal la perte de statut social d’actif inhérente à la retraite, alors même qu’ils ont désormais du temps pour faire ce qu’ils veulent.
En synthèse, nous n’aimons pas l’inhabituel, et cela peut paralyser notre prise de décision (ou l’orienter vers l’option qui nous rassurera le plus, à l’instant T).
2/ La confusion due à la prise en compte d’un (trop) grand nombre de variables
Chip et Dan Heath démontre ce point à l’appui d’une étude très percutante. Deux chercheurs ont demandé à des étudiants de choisir entre deux types de postes :
Poste A | Un métier auquel l’élève est bien formé(e) grâce de nombreux cours sur le sujet. Un choix d’études plutôt fait pour faire plaisir à autrui (parents, amis). Les premières années de carrière seront épuisantes, mais une belle carrière, prestigieuse et bien rémunérée, l’attend. |
Poste B | Un métier qui a toujours plu à l’élève, mais qui est moins conventionnel. Le travail sera épanouissant, mais la rémunération sera moindre que pour le poste A. Ce travail apportera cependant la liberté de se découvrir et d’agir pour l’humanité. |
Pour eux-mêmes, les élèves ont choisi le poste A (66% d’entre eux).
Lorsque les chercheurs leur ont demandé ce qu’ils conseilleraient à leurs meilleurs amis, 83% d’entre eux ont répondu le poste B.
En creusant ces résultats, les chercheurs ont découvert que lorsque nous conseillons des amis, nous nous focalisons sur les facteurs essentiels. Ici « mon ami sera certainement plus heureux en choisissant l’option B« . D’où une proportion affirmée de 83% (contrairement à la balance 66/34 du choix fait pour eux-mêmes).
A l’inverse, lorsque nous nous questionnons pour notre cas, nous ajoutons des paramètres. « Être heureux oui, mais que faire de la déception potentielle de mes parents ? De perte de rémunération ? »
(…) les conseils que nous donnons aux autres tendent à reposer sur le facteur le plus important, tandis que nos propres réflexions se dispersent entre de nombreuses variables.
Chip & Dan Heath1, p.215
Nous analysons la décision à prendre au prisme de multiples variables, que nous peinons, par ailleurs, à hiérarchiser.
3/ Comment gérer au mieux les émotions immédiates ?
En se distanciant au maximum. Je vous présente 3 leviers proposés par les auteurs, qui me paraissent très utiles pour des questionnements professionnels.
Nota : bien évidemment, comme je le rappelais en introduction, revenir aux étapes d’élargissement des options et de recueil d’informations reste un levier à exploiter.
A. Pratiquez le 10/10/10
Face à une émotion vive, vous pouvez pratiquer l’exercice créé par la journaliste Suzy Welch5.
Cet exercice vous invite à étudier votre décision selon trois temporalités. Que penserez-vous de ce choix :
- Dans 10 minutes ?
- Dans 10 mois ?
- Dans 10 ans ?
Par exemple, vous dites oui à un poste. Qu’allez-vous ressentir dans les 10 prochaines minutes ? Certainement de la joie (en tout cas, ce serait un bon signal !). Que penserez-vous de ce choix dans 10 mois ? Et dans 10 ans ?
A mon sens, cet exercice s’applique particulièrement aux décisions de carrière qui pourraient vous soulager dans l’immédiat, ou à l’inverse vous effrayer. Voici deux illustrations :
Exemple 1 – Choisir un poste pour échapper à son poste actuel
Vous décidez d’accepter un poste notamment parce que vous saturez de votre poste actuel.
- Il y a de fortes chances que vous soyez soulagé(e) dans 10 minutes.
- Pour autant, est-ce que cela sera le cas dans 10 mois, une fois le soulagement passé ? Ce poste vous conviendra-t-il vraiment ?
- La réponse peut-être oui 🙂
Exemple 2 – Quitter ou non un confort établi
Vous hésitez à vous lancer dans une nouvelle aventure professionnelle parce que vous êtes dans un cadre établi et confortable.
- Confortable notamment car cela fait longtemps que vous êtes dans l’entreprise, vous connaissez tous les rouages de celle-ci et vous maîtrisez totalement votre poste.
- Une opportunité externe, intéressante pour votre évolution, se présente. Vous hésitez car cela signifie de perdre ce confort.
- Si vous dites oui, vous risquez d’être un peu effrayé(e) dans les 10 minutes, pas totalement encore à l’aise dans les 10 mois.
- Mais 10 ans après, regretterez-vous ce choix d’avoir osé sortir, temporairement, de votre zone de confort ?
- Là aussi, la réponse peut être oui 🙂
B. Le conseil à un(e) ami(e)
Exercice simple, question efficace : « face à ce dilemme, que conseilleriez-vous à votre meilleur(e) ami(e) ?« .
C. Le retour aux priorités essentielles
Nous l’avons vu, nous avons tendance à complexifier nos prises de décision. Nous les analysons selon de multiples variables, et cela crée de la confusion.
Que doit faire Kim Ramirez ?
Chip et Dan Heath partage de le cas très instructif de Kim Ramirez, 26 ans, commerciale chez un géant du Net. Kim se sent bien dans son poste. Elle a un bon équilibre de vie, et cela lui permet de passer du temps avec son mari, ce qui est assez nouveau pour eux deux.
Un jour, un ami l’appelle pour lui proposer de rejoindre une start-up. Elle décide d’étudier cette proposition.
Pour cela, elle rencontre le DG de la start-up, et la rencontre l’enthousiasme beaucoup. Elle a quand même des réserves sur la possibilité d’avoir un bon équilibre de vie.
Elle va rencontrer les équipes, dont elle apprécie l’énergie et l’enthousiasme. Elle peine cependant à avoir des réponses claires sur le rythme de travail. Au cours de cette visite, on lui fait une proposition ferme de directrice commerciale. Cela représente un bond en termes de responsabilités et de rémunération.
Excitée, Kim se dit qu’elle va dire oui. Elle parle à son employeur actuel de la proposition qu’elle a eue et de son intention de dire oui. Son employeur lui demande de temporiser, car il souhaite lui faire une contre proposition.
Kim se retrouve donc face à un dilemme : partir ou rester. De plus, l’excitation de la visite étant retombée, les doutes sur son équilibre de vie reviennent.
Elle traverse alors une grande période de troubles, de questionnements émotionnels en boucle. Puis, elle finit par avoir un déclic : ces troubles montrent que la décision touche ses priorités essentielles, qu’elle peine à identifier et hiérarchiser. Son équilibre de vie ou une accélération de carrière, elle qui a toujours eu envie d’avoir une carrière ascendante ?
Face à cela, Kim s’interroge sur ce qui l’anime, sur la personne qu’elle veut être et sur ce qui est le mieux pour elle sur le long terme.
Kim choisit de rester dans son entreprise car sa priorité, à l’instant T, est d’avoir un bon équilibre de vie, en plus d’un travail qu’elle aime.
Nota : comme le soulignent les frères Heath, d’autres personnes auraient pu choisir de rejoindre la start-up, en accord avec leurs priorités. Il n’y avait pas de bonne ou de mauvais réponse.
Cette étude de cas met en évidence que pour résoudre un dilemme, un retour aux priorités essentielles du moment est un levier très fort.
L’identification de ces priorités peut se faire seul(e) ou en étant accompagné(e) 🙂
Sources
1 Heath C. & D., Comment faire les bons choix, Éditions Flammarion-Champs, 2017
2Mita T. H., Dermer M. & Knight J., « Reversed Facial Images and the Mere Exposure Hypothesis », Journal of Personality ans Social Psychology, 1977 (35), p. 597-601
3Dechêne A., Stahl C., Hansen J. & Wänke M., « The truth about the truth: a meta-analytic review of the truth effect », Personality and Social Psychology Review, 2010 (14), p. 238-257
4Kahneman D. & Tversky A., « Prospect Theory : An Analysis of Decision Under Risk », Econometrica, 1979 (47), p. 263-292
5Welch S., 10/10/10, New York, Scribner, 2009
Last Updated on 8 février 2023 by Daphnée DI PIRRO